L’IA dans le train de la sobriété numérique : une réalité à repenser

Dans sa nouvelle chronique, Ana Semedo analyse les difficultés très actuelles pour arrimer le développement de l’intelligence artificielle aux impératifs de sobriété numérique… et dresse plusieurs pistes d’action.

L’IA veut monter à bord du train de la sobriété numérique, mais ses lourds bagages (entraînements, inférences, calculs gourmands) menacent de faire dérailler un système déjà sous tension.

Lors du séminaire sur la « sobriété numérique » que j’ai coorganisé pour la FFSCN[1], des experts des télécoms, du cloud, de la communication et de la banque ont contribué à faire émerger plusieurs constats marquants que je tenais à détailler avec vous dans cette chronique.

Le mythe d’une sobriété déjà accomplie

La culture des coûts en euros guide la performance, celle des coûts écologiques est à édifier. La sobriété numérique demeure un mirage : sensibilisation, allongement des équipements et écoconception sont présents, mais au-delà, peu de leviers. Seuls les DSI et experts en numérique/impact s’inquiètent de l’empreinte environnementale des nouveaux projets/solutions.

Les acheteurs, souvent démunis, se heurtent à des questions sans réponses claires : cloud privé ou public ? Quel impact des objets connectés ou des flottes partagées, type Uber ? Comment contrer l’obsolescence précoce, causée parfois par des mises à jour logicielles qui posent un dilemme entre sécurité et durabilité ? L’effort reste concentré sur le BtoB, négligeant le BtoC. Les usages BtoC, comme Netflix ou les jeux vidéo, sont souvent réduits à la consommation électrique des box internet, masquant une réalité complexe et bien plus énergivore. Finalement, ce train de la sobriété laisse de nombreux passagers à quai.

La course à la nouveauté : un frein à la sobriété

Les commerciaux des fournisseurs reçoivent souvent des demandes de technologies dernier cri (5G, 6G) sans justification. Refuser ces demandes est risqué : « la concurrence y répondra » et « amplifier le réseau est la mission d’un opérateur ». Même les DSI préfèrent parfois éviter le changement, craignant des résistances internes. Ainsi, des postes téléphoniques « à l’ancienne » peuvent côtoyer des solutions dernier cri.

Appels d’offres : une opportunité manquée ?

Les critères RSE dans les appels d’offres sont souvent limités à 5-15 % de l’évaluation globale, éclipsés par les enjeux techniques et financiers. Certains acheteurs admettraient même attribuer des notes identiques à tous, pour ne pas lire des rapports volumineux. Les commerciaux déplorent que les appels d’offres bloquent les discussions en amont, bridant ainsi toute évolution vers des pratiques plus sobres et responsables.

Reconditionnement : un marché en panne

Malgré les lois, la fiabilité prouvée et les garanties de 2 ans pour les produits reconditionnés, le marché peine à décoller. Faute de preuves tangibles, les taux de matière recyclée sont déclaratifs, jusqu’à des mentions « 95 % de matière recyclée », alors que la réalité est bien en deçà ! Les réglementations, censées orienter l’action, peuvent ainsi se révéler inopérantes lorsque trop déconnectées de la réalité.

Sur un registre complémentaire, le Baromètre 2024 de l’Éco-Conception Digitale paru il y a peu, montre une baisse des scores d’éco-conception en 2024 par rapport à 2023, avec 45% des sites reculant de -2 à -21 points.

L’IA peut-elle être vraiment l’intruse à bord du train de la sobriété numérique ?

Au-delà des constats précédents, la sobriété numérique peine à intégrer les usages de l’IA et du BtoC. Or, comment continuer à ignorer les usages BtoC, alors que la moitié du trafic internet est dominée par des géants tels que Google, Meta et Netflix ?

L’IA générative démocratise la création, transforme les utilisateurs en créateurs, brouille les frontières entre BtoB et BtoC et élargit sans cesse les usages. Elle crée une surcharge pour les datacenters, dont la consommation s’envole. De plus, nous découvrons qu’entre 2020 et 2022, les émissions des data center des GAFAM (hors Amazon) seraient de 662 % supérieures aux chiffres annoncés[2]. Ces données devraient interpeller leurs clients qui estiment que le numérique ne représente que 3 à 4% de leur empreinte carbone.

La résurgence actuelle du « edge computing »[3], comme gage de meilleure latence et de sécurité de l’IA et de la donnée pourrait agir dans le même sens, provoquant une obsolescence précoce des terminaux et serveurs locaux.

Alors, comment embarquer l’IA avec ses lourds bagages ?

Il est nécessaire de repenser la sobriété numérique pour intégrer l’IA de manière efficace. À court terme, deux axes se dessinent :

Premier axe : améliorer les processus en place

Plusieurs actions émergent :

  • enrichir les appels d’offres et engager un dialogue anticipé ;
  • évaluer les fournisseurs avec des éco-indicateurs couvrant énergie, matériaux et recyclabilité ;
  • instaurer des systèmes de bonus-malus des usages (« for green » et « not for green ») ;
  • revoir le scope 3 pour inclure le BtoC et adapter le cycle de vie des services numériques en conséquence ;
  • contrer l’obsolescence précoce et trouver des voies pour favoriser la sécurité tout en préservant la durabilité.

Deuxième axe : changer de posture 

La sobriété numérique n’est que la révélatrice d’un constat plus large : ces dernières années, complexité des situations et marketing puissant ont engendré passivité et perte d’autonomie dans les choix des entreprises. Deux axes sont incontournables pour inverser cette tendance et réussir avec l’IA :

  1. Renforcer l’engagement pour l’action : questionner systématiquement « ça veut dire quoi pour nous ? » ; exercer un esprit critique face aux recommandations technologiques ; renforcer l’autonomie décisionnelle et les compétences d’action.
  2. Mobiliser l’intelligence collective avec l’IT, RSE, achats, innovation, métiers, RH… pour : stimuler l’innovation ; réinventer les pratiques et politiques internes ; promouvoir une sobriété sincère et durable.

Ce changement de posture sera un atout majeur pour orchestrer un renouveau stratégique et organisationnel, préparer l’émergence de nouveaux business models, identifier des usages de l’IA réellement pertinents, ainsi que le partage des rôles entre l’humain et la technologie. Ce sont des fondamentaux que je pratique avec mes clients pour créer une inflexion dans l’action et redonner du pouvoir à l’entreprise.

Avec des actions ciblées et une mobilisation collective, l’IA peut devenir un allié pour une innovation durable et alignée sur nos valeurs.

[1] Fédération française des Sociétés de Conseil en Numérique

[2] Selon un article du The Guardian, 15/09/2024

[3] L’edge computing déplace le traitement et le stockage des données au plus près des sources de données.