L’ombre de la métamorphose américaine pèse sur le Sommet international pour l’IA

Le Sommet pour l’action sur l’intelligence artificielle sera-t-il un coup de maître sur la scène internationale ? Les 10 et 11 février, Paris accueille en grande pompe une rencontre voulue de très haut calibre, où chefs d’État et de gouvernement devraient côtoyer de grands noms du privé et de la recherche en intelligence artificielle. Pour Emmanuel Macron, c’est l’occasion de redorer un blason écorné par des mois d’incertitudes et de déséquilibres politiques, et de faire rayonner le pays des Lumières en l’arrimant fermement aux discussions sur le futur de notre planète, alors que l’IA va profondément changer notre société dans les années à venir. Le succès des Jeux Olympiques de Paris 2024, après de nombreuses critiques initiales, peut effectivement donner confiance dans la capacité de notre pays à marquer les esprits et à renforcer son influence sur les sujets internationaux majeurs. 

L’Élysée voit aussi l’occasion de faire de la rencontre un « Choose France » bis, permettant de flécher vers l’Hexagone au moins 15 milliards d’investissements étrangers (le chiffre atteint par l’édition 2024 de cet événement dédié à l’attractivité industrielle du pays). Un pari qui semble d’ores et déjà remporté après les annonces des Emirats arabes unis d’un investissement de 30 à 50 milliards d’euros pour développer l’IA (et les datacenters afférents) en France. Dimanche soir, sur France 2, Emmanuel Macron estimait à 109 milliards d’euros les investissements dont pourrait bénéficier la France dans « les années à venir ».

L’« AI Summit » a donc d’ores et déjà réussi à sortir plusieurs atouts de sa manche : l’Inde le coprésidant, son Premier ministre Narendra Modi sera présent, ainsi que le vice-Premier ministre chinois Ding Xuexiang. Côté européen, on notera la présence d’Ursula von der Leyen, présidente de la Commission de l’UE, et du chancelier allemand (démissionnaire) Olaf Scholz. Mais les regards seront surtout tournés vers les États-Unis. Ils seront représentés par le vice-président de Donald Trump, JD Vance, mais également par les puissants dirigeants de leurs champions technologiques, en particulier Sam Altman, l’emblématique patron d’OpenAI, ou encore Sundar Pichai de Google. Les organisateurs semblaient même espérer pouvoir convaincre le très clivant Elon Musk de se joindre à la danse à la dernière minute. 

Quand les États-Unis toussent… 

Présent ou non, l’ombre de l’excentrique homme le plus riche du monde pèsera, qu’on le veuille ou non, sur le sommet. Pour le compte de l’administration Trump, Elon Musk est en effet entré dans un conflit profond avec la bureaucratie américaine, avec la volonté affichée de faire faire des économies à l’État, en s’attaquant à un « deep state » honni par le mouvement MAGA. Le « Department of Government Efficiency », on le rappellera, n’est pas un département fédéral officiel créé et contrôlé par le Congrès, mais bien une petite équipe non officielle mise en place par Musk, lui non plus sans poste officiel dans le gouvernement. Il a pu accéder malgré tout aux systèmes d’information du Trésor américain afin de « mettre un terme » à la corruption et à des paiements jugés « illégaux » — s’il le fait réellement, il sera lui-même accusé d’être dans l’illégalité, seul le Congrès ayant le pouvoir de tenir les cordons de la bourse. Mais les hauts fonctionnaires qui se sont opposés à ce « blitzkrieg » ont été immédiatement écartés de leur poste, accompagnant un mouvement plus général contre les agents fédéraux : au-delà d’une lutte ouverte avec des directeurs de nombreuses agences (en cherchant à enlever leurs protections statutaires), l’administration Trump espère faire démissionner plusieurs centaines de milliers de bureaucrates plus bas dans la hiérarchie, que ce soit en faisant miroiter des primes au départ ou en mettant fin au télétravail. Dans la confusion des rafales d’ordres exécutifs pris par Donald Trump dans les deux premières semaines de son mandat, de nombreuses procédures judiciaires sont en train d’être lancées par la société civile ou du personnel politique. Elles mettront sans doute des mois avant d’aboutir : en attendant, c’est l’ordre constitutionnel américain lui-même qui grince face aux méthodes de Trump, Musk et leurs alliés. 

Si ces considérations sur les luttes intestines de l’État américain peuvent paraître très lointaines du Sommet pour l’Action sur l’IA des 10 et 11 février, il n’en est rien. Malgré l’arrivée surprise d’acteurs comme le chinois DeepSeek sur la scène mondiale de l’intelligence artificielle, les États-Unis restent néanmoins le leader incontesté de ces technologies. Les dépendances grandissantes que nos citoyens, nos entreprises et nos administrations vont connaître dans les prochaines années vis-à-vis des nouveaux usages de l’intelligence artificielle seront largement conditionnées par la vision américaine. Or, un État qui fait céder ses principes constitutionnels — même sous prétexte de faire gagner en efficacité sa lourde bureaucratie — et privilégie une approche où le pouvoir exécutif impose envers et contre tout sa volonté, n’est qu’à un pas de l’abysse de l’autoritarisme. Alors que les regards français sont tournés vers un sommet optimiste et qui se veut constructif, ils devraient également s’intéresser à ce qui se joue dans les tréfonds de la machine administrative des États-Unis. Car, qui peut dire à quelles fins une administration remodelée autour de logiques extrémistes utilisera sa suprématie en intelligence artificielle ? Au sein des démocraties occidentales libérales, l’Europe trouvait déjà souvent encombrant l’ombrageux allié américain et ses méthodes régulièrement incertaines et brutales : les États-Unis de 2025-2028 sous Donald Trump pourraient rapidement devenir un casse-tête bien plus sombre.