L’ubérisation, une chance pour la banque

Dans un paysage bancaire déjà en voie d’Uberisation sur le front des paiements, la Banque a-telle les moyens de se réinventer pour faire face aux GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon) et aux Fintechs qui menacent son modèle ? La confiance des clients est potentiellement la seule véritable barrière, à la condition que les banques génèrent du progrès par la création de nouveaux produits et services, par l’apport de simplification client, par une position d’agrégateur de services autour de moments de vie. La Banque Numérique est aujourd’hui devenue une réalité, mais nécessite néanmoins d’aller plus loin dans l’évolution des modèles internes, de s’uberiser de l’intérieur mais aussi d’accepter d’uberiser son propre écosystème.

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Eric Lévy-Bencheton, Strategic Sales Executive, Keyrus

Il aura suffi d’une interview de Maurice Lévy le 14  décembre 2014, qui a prophétisé « Everyone is starting  to worry about being Ubered » pour que le néologisme  « Uberisation » s’impose, avec une connotation nettement  menaçante et des accents de fatalité.

Comme l’indique Bruno Teboul1, « Cette réalité  inquiétante serait présentée comme un phénomène majeur  lié aux conséquences du « digital darwinism » auxquelles  doivent désormais se préparer toutes les entreprises…  Ce qui inquiète les entreprises et leurs conseils, c’est la  capacité de ces nouvelles sociétés (la plupart du temps  des start-ups) à devenir en quelques mois ou en quelques  années à peine, des concurrents capables de bouleverser,  de retourner totalement un marché, quel que ce soit le  secteur. Désormais, aucune citadelle n’est inatteignable  ou imprenable, sous les coups de semonce de ces acteurs  disruptifs du monde numérique ». 

Voir des pans entiers de l’économie basculer brusquement  aux mains de nouveaux entrants, inquiète à juste titre  les acteurs économiques qui se croyaient protégés par  un statut leur assurant peu ou prou une situation de  monopole. La Banque de détail, aussi ancrée soit-elle  dans les habitudes et le paysage des pays développés,  notamment en France, n’échappe pas à cette menace. Par  analogie avec les plate-formes Uber et Airbnb, on pense  immédiatement à l’émergence de plate-formes de prêts  entre particuliers, par exemple « Lending Club ». Ce n’est  pourtant pas dans le champ du crédit mais dans celui du  paiement que le rôle central de la Banque de détail risque  d’être uberisé à court terme.

L’offensive des Fintechs sur les paiements

Le monopole des banques de détail sur les paiements est  d’ores et déjà écorné par les propositions d’acteurs non  bancaires toujours plus nombreuses. Chaque semaine  apparaissent des start-ups dites « Fintechs », pour  Financial Technologies. Elles proposent de nouveaux  moyens de paiement aux commerçants et particuliers,  ce qui est une perte importante pour les banques  (les paiements, toutes filières confondues, peuvent  représenter entre 10 et 15% des résultats d’une banque  de détail). Accompagnant la croissance du commerce  digital et l’explosion de l’usage du mobile, on voit aussi  se multiplier les offres de portefeuille numérique – ou  e-Wallet – proposées par de petits acteurs, mais aussi  et surtout par les GAFA qui entendent bien capitaliser  sur la confiance des consommateurs que leur vaut leur  notoriété. S’y ajoutent, dans une moindre mesure en  raison de leur opacité pour le commun des mortels, les  crypto monnaies2, qui, loin de se limiter à la plus connue  d’entre elles, le bitcoin3, sont légion…

Le paysage du paiement devient foisonnant et numérique. Et si, comme nous l’indique Didier Moaté,  Directeur de la Banque de Détail à La Banque Postale, « le progrès c’est faciliter l’usage de la Banque », la tendance pourrait être une réponse de type « One Stop Wallet »,  un portefeuille électronique multiproduit, centralisant –  et du même coup simplifiant pour l’utilisateur – le choix,  l’usage et la gestion des moyens de paiement. On peut  voir par exemple dans l’offre « Mes Paiements » de La  Banque Postale une réponse de ce type. Toutefois, une  banque ira-t-elle jusqu’à proposer un Wallet de Wallet  ouvert à des services tiers d’acteurs non bancaires et de  concurrents ? Pour le moment, le champ est libre pour  des acteurs non bancaires qui, profitant d’une législation favorable, ne manqueront pas de saisir l’opportunité  d’apporter de nouveaux services aux particuliers en quête de simplification.

La bataille pour l’accès direct au client

Ce qui est en train de se produire dans le domaine des  paiements va gagner d’autres univers de la Banque de  détail et mettre à mal un pilier majeur de son modèle actuel : l’accès direct au client. 

« Avant, le client venait en agence, on l’avait sous les yeux »,  se souvient Philippe Poirot, Directeur du développement  digital, transformation et qualité du groupe BPCE (Banque  Populaire Caisse d’Epargne). 

Le conseiller avait la faculté de lui proposer de manière  opportune des solutions de paiement, d’épargne,  de crédit, d’assurance, ou encore des produits non  bancaires, de manière à l’accompagner à toutes les  étapes de sa vie. Si la plupart des particuliers sont  fidèles dans la durée à la banque où ils ont ouvert leur  premier compte, la multibancarisation a beaucoup  progressé4 et a définitivement rompu cet accès exclusif  au consommateur. 

L’émergence d’une banque sans capital ?

Le régulateur impose des exigences en capital et  garanties qui limitent l’entrée et le champ d’action  d’acteurs tiers, notamment sur le Core Business (Epargne, Crédit, Tenue de compte). On a cependant vu apparaître, sinon encore s’imposer, des sociétés tierces centrant leur  proposition de valeur sur les services de Personal Finance  Management (PFM). Fédérant les avoirs du client dans  différentes banques, elles lui fournissent une vue unique  et consolidée de ses comptes et de ses transactions, ainsi  que des outils d’aide à la gestion de ses finances et de  son budget. Or la réglementation européenne est en  train d’évoluer et devrait permettre aux PFM de réaliser  un certain nombre de transactions sur les comptes de leurs clients, directement et à distance. Cela accélère  dangereusement l’intermédiation dans la relation entre le  client et ses banques. Cela fait-il des PFM des banques  sans capital ? Peut-être pas, mais cette évolution pourrait  remettre sérieusement en question la distribution  bancaire et affecter à terme les marges et la profitabilité  des banques traditionnelles.

Le client est-il prêt pour autant, s’agissant de son  épargne ou de décisions financières engageantes, à se  tourner vers un acteur non bancaire ou une start-up ? Les  études auprès des consommateurs indiquent que non,  le principal frein évoqué étant le manque de confiance  dans ces structures moins encadrées et offrant moins de  garanties que les banques traditionnelles5.

Les banques de détail disposent d’un atout de poids : la confiance que placent les particuliers en elles. Elles sont, par conséquent, potentiellement en position de  force pour fédérer les offres de produits sur des places  de marché non exclusives – à l’instar de celles qu’ont su  développer Amazon ou Fnac.com, qui réalisent une part  croissante de leur chiffre d’affaires sur ces plate-formes ouvertes à leurs concurrents directs – ou Market Place. En contrepartie de l’accès à leur puissance logistique et  de la caution de leur marque, ces acteurs du commerce  digital gardent la main sur la relation client directe : la connaissance client, fine et augmentée, au-delà du champ couvert par leurs seuls produits. L’accès au client  a toujours été un enjeu stratégique pour les banques de détail. Celles qui s’en sortiront le mieux seront celles qui  pourront conserver et étendre cet accès au client, mais aussi capter et exploiter finement la connaissance client, notamment à des fins de recommandation.

On peut légitimement penser que la Banque, protégée  par son capital financier et son capital confiance, verra  perdurer sa qualité d’usine à crédit, à produits d’épargne  et de paiement. L’hypothèse d’une banque sans capital  a donc a priori peu de chance de voir le jour à court  terme. En revanche, dans un univers qui serait fortement  désintermédié, les banques traditionnelles pourraient  garder leur place en cessant de limiter leurs offres de  service au seul périmètre de leur groupe. Elles doivent  cesser de voir « toutes ces innovations comme des risques  et non comme des opportunités, les acteurs historiques  de ce marché sont assis sur une poule aux oeufs d’or mais ils perdent de plus en plus de clients ou des transactions  financières et donc les revenus liés à ces produits » comme nous l’indique Benoit Legrand, Président d’ING en France et Head of FinTech ING Group.

Lutter avec les mêmes armes que  l’ennemi

Le propre des secteurs d’ores et déjà uberisés est  précisément de ne pas avoir vu venir les nouveaux  envahisseurs (pure players disruptifs, start-ups…) en  passe de disloquer leur empire. Les banques ne restent  pas inactives et comme nous l’indique Françoise Mercadal-Delasalles, Directrice des Ressources et de  l’Innovation, Société générale, « Ce qui fait notre force, c’est notre hypervigilance. Il faut apprendre des GAFA et des Start-ups ».

Essayer de maîtriser la profusion d’offres ou de freiner la créativité des Fintechs est voué à l’échec. En revanche, rien  n’empêche fondamentalement les banques de se battre  avec les armes et les techniques des Fintechs : focus client,  applications mobiles facilitant les transactions et l’accès  au service, rôle de tiers de confiance, recommandations  personnalisées temps réel…

Dans ce cas, pourquoi les banques ne seraient-elles  pas capables de proposer à leurs clients un One-Stop-Shop ? Cela leur permettrait de présenter et d’assembler  différents produits commercialisés par d’autres banques  et certaines Fintechs. Cela pourrait paraître iconoclaste  dans le monde policé et confraternel de la Banque de  détail… Mais, outre le fait que les envahisseurs n’ont  que faire des lois et des digues réglementaires qu’ils  attaquent, ne peut-on prendre exemple sur la Banque patrimoniale qui s’est faite uberisée par les gestionnaires  de patrimoine indépendants ? Complètement externes  aux banques et organismes financiers, ils réalisent des  assemblages de produits contre rémunération de  distribution. Transposer ce modèle dans l’univers du retail  banking serait envisageable. Encore une fois, si la Banque  de détail ne le fait pas, d’autres le feront.

Une telle réorientation n’est pas sans implications  concrètes pour les banques qui souhaitent rester en lice  face à des « disrupteurs » bien plus agiles qu’elles et  pouvant surgir à tout moment.

Ces implications ont trait à trois domaines différents :

  1. La connaissance client. Dès lors que l’on parle de One-Stop-Shop, on est en interface avec un univers beaucoup plus ouvert. « Les Banques traitent aujourd’hui plus de kilos octets que de kilos euros », nous indique Jean-Paul Mazoyer, le directeur Informatique et Industrie groupe de Crédit Agricole SA7. Et si l’on part du principe  que la valeur d’une banque réside dans sa connaissance client, c’est la définition même de la connaissance client  qui doit alors évoluer. Jusqu’ici elle était centrée autour de la collecte, du traitement et de l’analyse de la donnée interne (les transactions bancaires et les données de  contrat). Désormais, avec l’explosion du Web et des réseaux sociaux, une logique de captation et d’analyse de la donnée externe est rendue possible. Dans une logique de place de marché, les banques devront capter toutes  les données numériques, les modéliser afin d’utiliser au mieux les dernières techniques d’analyse prédictive et  prescriptive.
  2. L’agilité pour modéliser de nouvelles offres. La  capacité à faire évoluer très rapidement son offre en  fonction de la demande et du contexte est un des  facteurs clés de succès des sociétés comme Uber. Dans  une logique de place de marché, le défi pour la Banque  sera d’identifier en permanence les offres d’acteurs  traditionnels et/ou d’opérateurs tiers qu’elle peut  proposer aux clients, en les certifiant telles quelles ou  sous forme de produits packagés. Cela signifie qu’elle  devra revisiter en continu ce qu’elle vend, comment elle  le vend et quels partenariats elle noue. L’acquisition de  cette agilité recouvre des enjeux transformationnels  considérables tant au niveau du système d’information  que pour le marketing.
  3. La mise en place d’une architecture de transaction  en mode service. Les acteurs bancaires sont déjà en  train de réfléchir à des transactions proposées en mode  service via des applications : simulation ou achat d’un  crédit depuis un mobile, une tablette en agence, etc. Dans  la perspective d’un One-Stop-Shop, elles doivent pousser  cette logique plus loin pour permettre non seulement  aux particuliers mais aussi à des acteurs tiers d’effectuer  des simulations. C’est en tout cas le sens des directives actuelles, ce qui a des implications très significatives en termes de sécurité.

Un pas plus loin dans la transformation numérique

En engageant leur transformation numérique, les  banques ont peut-être sous-estimé l’ampleur de la tâche  et les freins qu’elles allaient rencontrer. Elles ont surtout,  comme tous les secteurs d’activité, ignoré la profondeur  et les ramifications de la mutation en cours. Il devient clair  aujourd’hui pour tous les acteurs bancaires que l’enjeu  de la digitalisation n’est plus de transposer en ligne le  modèle traditionnel. Il s’agit pour les banques de détail de changer de modèles économique et organisationnel.

Uber a fait bien plus qu’ébranler le secteur du transport  de personnes. Il a révélé aux acteurs de tous les secteurs  une des nouvelles règles du jeu : les gagnants ne sont  plus ceux qui font, ni ceux qui ont ; ce sont ceux qui,  organisant la relation entre ceux qui ont un besoin et  ceux qui peuvent y répondre, sont en position de capter  la valeur et la connaissance client, afin de l’utiliser pour  construire la confiance et devenir incontournables. C’est  vers ce modèle que doit tendre la Banque de détail. Si  elle est alourdie par son histoire, freinée par le poids de  ses actifs matériels, immatériels et humains, elle a aussi,  de par la confiance dont elle bénéficie, la possibilité et  la capacité de contrer la menace d’Uberisation par des  outsiders non bancaires, en s’uberisant de l’intérieur. La  Banque accélère d’ailleurs de plus en plus ce mouvement  par l’incubation de Fintechs ou le lancement de  hackathon comme récemment celui de BNP PARIBAS  pour « faire éclore plus rapidement les innovations qui  nous permettront d’inventer la Banque de demain pour  mieux nous adapter au monde qui change »Ariel  Steinmann, Directrice Marketing de Hello Bank ! et de la banque en ligne du groupe BNPP.

Cette transformation permettra aux banques d’être  prêtes pour la prochaine révolution, prophétisée par  Bruno Teboul8, quand « les monnaies fiduciaire et  métallique auront totalement disparu et seule la cryptomonnaie  numérique et les transactions sécurisées par des  technologies quantiques dont les lois de la physique nous  garantissent l’intégrité seront de rigueur » et lorsque « la  seule propriété inaliénable d’un individu résidera dans  son capital informationnel (biologique, comportemental,  projections algorithmiques…). » 

1 « Uberisation = Economie déchirée » aux éditions Kawa, Bruno Teboul et Thierry Picard
2 « Une crypto-monnaie est une monnaie électronique pair à pair et décentralisée dont l’implémentation se base sur les principes de la cryptographie pour valider les transactions et la génération de la
monnaie elle-même » https://fr.wikipedia.org/wiki/Crypto-monnaie
3 « Le terme bitcoin (de l’anglais « bit » : unité d’information binaire et « coin » : pièce de monnaie) désigne à la fois un système de paiement à travers le réseau Internet et l’unité de compte utilisée par
ce système de paiement » https://fr.wikipedia.org/wiki/Bitcoin
4 Passage de 1,4 à 2,2 comptes par ménage français au cours des années 2000 (Source Banque de France – Rapport sur la tarification des services bancaires – Juillet 2010)
5 8% des Français seraient prêts à donner leurs identifiants bancaires à un établissement de paiement autre qu’une banque (Source : Observatoire de l’image des banques 2015 par la Fédération
Française Bancaire – sondage BVA)
6 Interview de Benoit Legrand reproduite dans l’ouvrage « Uberisation = Economie déchirée » aux éditions Kawa, Bruno Teboul et Thierry Picard7.php
7 Keynote de lancement du Global Impact Competition de Singularity en France (13 octobre – Telecom ParisTech)
8 Article « La Banque en 2030 » paru dans l’ouvrage collectif de 120 personnalités non-bancaires « La banque, reflet d’un monde en train de naître » – Cabinet Athling