Expert mondial de l’intelligence artificielle, Luc Julia écrit pourtant dans un livre paru en début d’année que celle-ci n’existe pas ! Il participe aujourd’hui à de nombreux événements sur le sujet pour évangéliser en ce sens. Alliancy l’a rencontré à Metz, où il intervenait dans le cadre de #GEN2019.
Alliancy. Selon vous, l’intelligence artificielle n’existe pas. Une thèse que vous défendez aujourd’hui en de nombreuses occasions. C’est important « d’évangéliser » sur cette position ?
Luc Julia. Oui, c’est indispensable, car on entend absolument n’importe quoi sur l’intelligence artificielle, d’où mon livre. Je préfère d’ailleurs parler d’intelligence augmentée. Je suis donc là pour évangéliser, expliquer ce que c’est, et surtout, ce que ce n’est pas. C’est-à-dire pas ce que l’on nous raconte malheureusement depuis sept ans environ !
Les quelques « grands parleurs » sur le sujet sont-ils si dangereux ?
Luc Julia. Le problème, c’est que ces oiseaux de mauvaise augure comme je les appelle, disent n’importe quoi, parlent de l’IA de Hollywood (Robocop, Her, Terminator…) parce qu’ils sont uniquement là pour servir leurs propres intérêts…
Comme dans le numérique, il y a hélas un marketing de l’IA… On promet des choses qui sont absolument fausses ! Ce n’est pas nouveau. Cela existe depuis les années 1950, depuis le tout-début de l’IA… On a commencé par promettre quelque chose qui, au bout de quatre ans, s’est avéré complètement faux. Cela a généré le premier « hiver de l’IA »…
Et le risque que l’on a aujourd’hui, à force de raconter n’importe quoi, est de rentrer dans un « nouvel » hiver de l’IA. Même si cela sera un peu plus compliqué, car les financements qui y sont consacrés sont énormes… Mais il y a quand même un vrai risque que les gens s’en détournent. On voit dans les entreprises une certaine fracture numérique, des salariés réticents à utiliser la technologie…
C’en est la conséquence directe. On leur fait peur à raconter n’importe quoi… Certains, comme moi ou Yann LeCun chez Facebook par exemple, en font depuis trente ans, savent de quoi il s’agit, mais ne parlent pas autant. Nous ne sommes pas là pour faire du marketing.
D’accord, mais, en conséquence, cela pose problème…
Luc Julia. Avec les méthodes actuelles que l’on utilise depuis 60 ans, c’est uniquement l’humain qui dit à l’IA ce qu’il faut faire. C’est seulement « nous » qui décidons des algorithmes. C’est toujours l’humain qui décide !
Donc, Apple cet été qui a été épinglé dans une enquête du Guardian pour avoir eu recours à de véritables humains pour écouter des extraits d’interactions entre ses clients et Siri, c’était normal…
Luc Julia. Absolument ! On est là dans l’amélioration continue d’une technologie. Il faudra des humains de toutes les façons car, encore une fois, c’est nous qui décidons des algorithmes et des données utilisées… Nous décidons de tout !
Le film HER, le film de Spike Jonze, n’a rien à voir avec la « vraie » intelligence artificielle, même s’il est inspiré de Siri.
Mais, sur les données, il y a un problème énorme potentiellement, c’est le biais des datas… Qu’on le fasse exprès ou pas, elles ne vont pas toutes seules dans ces systèmes quelle que soit la technologie d’intelligence artificielle utilisée par ces entreprises [systèmes experts, réseaux de neurones]. Après, éthique ou pas éthique, c’est aussi à nous de choisir en face, à nous de décider… Mais, pour y arriver, il faut être éduqué.
C’est-à-dire ?
Luc Julia. Qu’est-ce que cela veut dire « donner » mes datas ? Il faut l’expliquer. Si je donne quelque chose, est-ce que je prends quelque chose ? L’échange est-il équitable ? En réalité, nous faisons tous du troc désormais. Quand un service est « gratuit », il ne l’est jamais. Il faut que les gens le sachent.
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Comment faire prendre conscience de ces enjeux ?
Luc Julia. C’est de la responsabilité collective… Toutes ces technologies ne sont pas autre chose que des outils, comme tous les outils qui existent depuis la nuit des temps… Au départ, tout est fait pour servir l’individu, pour répondre à un besoin… Mais, par la suite, certains outils sont mal utilisés ou utilisés à mauvais escient. Les Etats doivent donc réguler, c’est le cas avec la RGPD récemment, mais, hélas, qui arrive bien après les premiers débordements. Il faut donc agiter les drapeaux quand quelque chose ne va pas. Certains publics, des influenceurs, des chercheurs… voient ces biais et doivent le dire et redire, l’expliquer.
Reconnaissez-vous une vraie compétence française en matière d’intelligence artificielle ?
Luc Julia. Nous sommes extraordinaires, les meilleurs. Sur ce sujet, je suis très franco-français. Dans la Silicon Valley, tous les chefs de l’intelligence artificielle sont des Français ! Nous avons une école mathématique excellente ici, de même qu’en Russie qui dispose de compétences très pointues en sécurité. C’est pour cela que j’ai souhaité créer un laboratoire de recherche Samsung à Paris [100 ingénieurs et chercheurs, d’ici à fin 2020, travaillent sur les technologies qui vont émerger d’ici 2 à 10 ans].
Aujourd’hui, le paysage français de l’innovation et des start-up est très dynamique, grâce notamment à la démarche French Tech initiée par Fleur Pellerin. Et ce depuis 2012-2013… et en particulier dans l’IA. Je regarde d’ailleurs tout ce qui se fait en France en la matière, en termes de publications ou autres, comme à Toulouse récemment où César Hidalgo, chercheur au MIT (Massachusetts Institute of Technology) va prendre la tête de l’Institut de recherche en intelligence artificielle (Aniti).
Parcours
A l’origine de l’invention de Siri, l’assistant virtuel de l’iPhone, Luc Julia fut également le cofondateur de Nuance, le leader mondial de la reconnaissance vocale. Aujourd’hui, vice-président de l’Innovation chez Samsung, il pilote depuis quelques mois l’ouverture d’un laboratoire de recherche à Paris, qui occupe à ce jour une quarantaine d’ingénieurs et chercheurs, en parallèle du centre Samsung en Californie, où il passe les deux-tiers de son temps.