Une transformation digitale nécessite une conduite du changement… Selon John Kotter (expert de référence sur le sujet du change management), la première des étapes du changement serait de créer et d’avoir un sentiment d’urgence.
Ma conviction est qu’à l’heure actuelle peu d’entreprises, voire de secteurs, ont impulsé en interne une impérieuse nécessité d’aller vite : tant que la menace n’est pas directement effective, la vie continue comme avant !
Bien sûr, plusieurs secteurs et entreprises dérogent à ce constat :
- La grande distribution : Amazon et maintenant Alibaba ont un impact tellement fort sur ce secteur que les géants français et européens sont actuellement en pleine révolution (ou panique).
- Le tourisme : AirBnB et Booking.com ont tellement disrupté/saboté le marché, que les grands réagissent aujourd’hui avec force et vigueur.
- Les médias : Facebook, Netflix… et Internet en général ont totalement modifié la donne. Une certaine urgence existe dans tout le secteur, mais n’est-ce pas déjà trop tard ?
Partons du principe que ce sentiment d’urgence soit déjà bien ancré dans l’entreprise. Les réactions face à ces risques ou dangers n’ont pas souvent pris le bon chemin, souvent suite à une mauvaise analyse du risque en général, et de la menace en particulier. Cette erreur provient souvent du fait que les entreprises restreignent la transformation digitale à une simple vision produit ou service : pour contrer les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft), BATX (Baidu, Alibaba, Tencent et Xiaomi), NATU (Netflix, Airbnb, Tesla et Uber), et autres empêcheurs de faire du business en rond, il suffit de concevoir de meilleurs produits ou services qu’eux !
Des CDO (Chief Data Officers) ont été nommés, des start-up rachetées, des digital factories érigées, et des profils digitaux recrutés… On en voit désormais les conséquences et les résultats ! Loin de moi l’idée de critiquer le fond de ces actions, le problème est plus sur la forme. Comment penser qu’un groupe de 5.000, 50.000 ou 100.000 employés va se transformer via l’embauche de 5, 50 ou 100 profils digitaux placés à l’écart dans un open-space avec palmiers et baby-foot ? L’effet est même inverse car, via une belle campagne de communication interne, on décrit ce groupuscule d’étrangers comme l’avenir du groupe. Les 100.000 employés restants représenteraient donc le passé, ceux-là même qui actuellement portent 99,9% du chiffre d’affaires ?
Sans avoir fait d’études poussées en mathématiques ou en économie, le bon sens devrait nous indiquer qu’il serait plus efficient de se concentrer sur 99,9% du CA du groupe plutôt que sur une poignée de nouveaux arrivants portant 0,1% du chiffre (quand ce n’est pas zéro). Ces nouveaux entrants (pas si nouveaux que cela d’ailleurs) donnent l’impression aux entreprises françaises d’être des génies du marketing, des rois du produit, des cadors de l’innovation. L’iPhone, le moteur de recherche Google, la voiture Tesla, etc. Steve Jobs était sûrement un génie, un comme on en voit tous les dix ans… Plutôt que de donner l’ordre à notre DRH de trouver le prochain sauveur de la décennie, tapons plutôt dans Google les mots suivants : « Google cemetery », « Google graveyard », et rendons-nous compte de la liste (non-exhaustive) des fails de Google.
L’erreur d’appréciation aujourd’hui se situe sur la nature du changement : nous sommes passés de l’ère industrielle au digital.
Pendant une petite centaine d’années, toute l’énergie des entreprises a été focalisée sur la croissance de ses usines pour produire à moindre coût, réaliser une meilleure marge, ou faire couler ses concurrents. Et pour encore maximiser cette baisse de coût unitaire, les Anglo-Saxons avaient inventé le taylorisme, qu’il ne faut d’ailleurs pas confondre avec le travail à la chaîne qui existait déjà à l’époque. Avant, on pensait à trois, cinq, voire dix ans. On y était presque obligé ; construire un hypermarché, un hôtel, ou une imprimerie prend du temps. Toutes les entreprises, même celles de service, étaient sur ce modèle organisationnel et de management : des patrons visionnaires qui passent la main au département marketing qui passe la main aux ingénieurs qui passent la main aux ouvriers.
Les années 80-90 ont vu apparaître trois phénomènes : la mondialisation, l’apparition de nouvelles technologies, et l’apparition de nouveaux modes de consommation. Henry Ford disait : « Vous pouvez choisir la couleur de votre voiture du moment que c’est noir « . Ce principe avait plutôt bien marché pour la Ford T jusqu’au moment où les consommateurs ont voulu du jaune, du rouge ou du vert. C’était le glas de la chaîne de production unique avec dorénavant un ouvrier qui, à la place d’un pot de peinture noire, devait réfléchir entre X pots de peinture de couleur. Dans le même esprit, si l’on rattache souvent la baisse des coûts à la mondialisation, il faut surtout y rajouter la multiplication des choix de produits. En Amérique, on avait le choix des produits américains, et en France des produits français. Le consommateur est donc devenu exigeant. Là où l’entreprise imposait ses produits, c’est maintenant le client qui décide et le client change d’avis aujourd’hui de plus en plus vite ! Alors comment faire des plans à cinq ans sur la construction d’une usine prévue pour produire un seul produit totalement défini cinq ans à l’avance ?
Concernant les nouvelles technologies, il ne faut surtout pas, comme dit précédemment, les aborder sous l’angle produit. Ce gigantesque bouleversement n’est pas d’avoir un iPhone, une Tesla, ou un film à la demande… les bouleversements qu’apportent les nouvelles technologies sont la réduction radicale des coûts et du time-to-market d’un produit : dans le retail, X dizaines de millions d’euros et deux à trois années pour construire un hypermarché, versus de quelques dizaines de milliers à plusieurs millions d’euros et un à six mois pour concevoir un site e-commerce. Dans le milieu du tourisme, avec AirBnB, plus besoin de construire d’hôtel, car l’hôtel, ce sont les utilisateurs. Dans les médias, plus la peine de produire du contenu, les utilisateurs s’en chargent sur YouTube et autres plateformes.
Les changements qu’apporte l’ère digitale sont donc la possibilité de créer un produit ou un service rapidement, à faible coût, et d’en tester immédiatement l’adhésion auprès d’une audience. Le problème : nos entreprises ne sont pas organisées dans ce sens. Nous travaillons encore à la chaîne, un silo en cachant un autre… Nous pensons encore à trois ou cinq ans, laps de temps pendant lequel le client aura déjà d’autres besoins en tête ! La vraie nature de la transformation digitale d’une entreprise est donc bien de redevenir la start-up qu’elle a été un jour ; de revoir complétement son mode de fonctionnement interne, de casser cette inertie à la créativité, de remettre le client au centre de ses préoccupations, que les collaborateurs retrouvent du sens à leur travail, sans oublier l’essentiel : le bonheur, car seul un collab’ heureux rend une entreprise gagnante !
Ainsi, il y a urgence si la France veut rester compétitive et ne pas voir son CAC 40, ses ETI, ses PME et ses TPE disparaître ! Quand on est dans l’urgence, on n’est plus dans le pourquoi, mais dans le comment. Il n’y a plus matière à se poser des questions sur le bien fondé d’une transformation digitale.
Mais heureusement, il n’est pas trop tard pour rectifier le cap et initier sa mutation… La France est pleine d’atouts et peut encore rattraper son retard !