Lean durable, holacratie, entreprise libérée, agilité organisationnelle, organisation opale, gouvernance partagée, entreprise à mission…. Un ouvrage de La Fabrique, qui vient de paraître, permet à ses lecteurs de prendre du recul sur ce qui semble parfois être un phénomène récent et de capitaliser sur des expérimentations qui ont plus d’un siècle.
L’ouvrage, « Les nouveaux modes de management et d’organisation : innovation ou effet de mode ? » (Les notes de La Fabrique, novembre 2022), est découpé en deux grandes parties : une analyse critique et pratique des nouveaux modèles de management et d’organisation ; suivie d’un cahier qui les décrit de façon détaillée et évite aux lecteurs déjà familiers de la théorie des organisations « d’effectuer un long détour ».
Volontairement concret, le livre s’appuie sur un corpus d’une quinzaine de cas d’entreprises, allant d’organisations autogérées à des divisions de grands groupes, dans des secteurs d’activité diversifiés. Il ne s’en tient pas à la parole des « managers libérateurs », mais part à la rencontre des équipes concernées.
Entretien avec l’autrice
Suzy Canivenc est enseignante-chercheure en Communication et Management (Mines Paris PSL) spécialisée en communication organisationnelle.
Parmi ses sujets de prédilection : les processus d’organisation collective et participative, l’évolution du rapport au travail et du rôle managérial, l’usage des outils numériques et leur influence organisationnelle (outils « participatifs » et « collaboratifs », télétravail et travail hybride).
Alliancy. Qui fait quoi ? Ou qui devrait faire quoi ? Sur qui repose la décision de faire évoluer une situation : patron, DRH, managers ? Pour quelles raisons se mettre en mouvement ?
Suzy Canivenc. Il est important de distinguer les organisations qui décident d’adopter un nouveau mode de management et d’organisation dès leur création, de celles qui s’inscrivent dans un modèle traditionnel hiérarchique depuis l’origine et souhaitent le transformer ou le faire évoluer.
Dans les premières (par exemple, une start-up, une association ou une entreprise « à impact »), l’impulsion vient de l’équipe de fondateurs qui aspirent à créer une entreprise dont le mode de fonctionnement sera différent de ce qu’ils ont pu expérimenter dans leur vie professionnelle antérieure. Les futurs collaborateurs devront montrer leur appétence pour ce fonctionnement alternatif dès leur entretien de recrutement, afin d’assurer leur bonne intégration au sein de l’entreprise. Mais pour beaucoup, c’est précisément pour cela qu’ils postulent.
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Dans le second cas, l’impulsion vient nécessairement du dirigeant : l’entreprise étant organisée de manière hiérarchique, seule la figure hiérarchique la plus élevée peut démanteler cette forme organisationnelle.
L’impulsion peut également venir d’un manager, profondément convaincu de la pertinence de ces transformations, mais la portée de ses actions risque d’être limitée à son équipe, si la « tête » ne suit pas. Pour qu’une transformation s’enracine en profondeur, il est important que l’équipe dirigeante soit elle-même convaincue du bien-fondé de la démarche et qu’elle accepte de transformer sa posture pour évoluer d’un rôle de commandement à un rôle de soutien. Elle doit donner l’exemple aux managers, qu’il s’agisse du top-management ou des managers de proximité.
La « mise en mouvement » peut avoir plusieurs origines, que l’on peut schématiquement ranger dans deux catégories :
– l’adaptation à un environnement économique plus complexe et turbulent, où la réactivité et l’innovation doivent primer ;
– l’adaptation aux nouvelles attentes des salariés en lien avec les problématiques d’attraction et de rétention des talents, etc.
Dans les deux cas, le modèle hiérarchique et bureaucratique qui primait jusque-là se révèle inadapté.
Certaines entreprises choisissent également de se transformer à l’occasion de difficultés économiques en espérant ainsi « redresser la barre ». Ce n’est pas forcément une bonne idée : une transformation nécessite à la fois du temps (pour que les nouvelles pratiques se « cristallisent ») et de l’argent, pour faire face aux éventuelles baisses de productivité liées à l’expérimentation et pour former l’ensemble des acteurs concernés.
Dans tous les cas, pour enclencher une véritable innovation organisationnelle et managériale, il est important que le « logiciel » qui guide l’action évolue : demander aux managers de changer leurs pratiques au sein des équipes de travail n’amènera pas de transformation d’ampleur si le cadre global reste le même (objectifs, critères de rémunération, ressources, outils, horizon temporel, etc.).
C’est ce que les chercheurs en sciences humaines nomment un changement de type 1 où « plus ça change, plus c’est la même chose » : le design organisationnel est reconfiguré, le management « renversé », les pratiques RH secouées… mais les objectifs finaux restent pour leur part inchangés et la gouvernance globale évolue peu. Dans ce cas, il peut arriver qu’un changement de dirigeant et d’actionnaires amène à faire machine arrière.
Beaucoup d’expérimentations actuelles ont déjà été testées par d’autres, en d’autres temps. Pourquoi ne sommes-nous pas capables d’en tirer les leçons ? Quels enseignements, y compris très anciens, aimeriez-vous porter à la connaissance des décideurs d’aujourd’hui, qui s’interrogent sur un changement de modèle ?
Suzy Canivenc. Les nouveaux modes de management et d’organisation sont en effet loin d’être nouveaux : on peut faire remonter les premières théorisations aux années 1920 avec les débuts de l’école des relations humaines et les travaux d’Elton Mayo. Si on creuse encore plus loin, on peut retrouver leurs origines au XIXe siècle avec les penseurs et expérimentateurs du « socialisme utopique » (Robert Owen, Charles Fourier, Jean-Baptiste Godin ou Pierre-Joseph Proudhon).
Cela fait donc plus d’un siècle qu’on étudie et expérimente ces alternatives organisationnelles et tout l’enjeu est justement de capitaliser les enseignements qu’elles ont générés.
C’est précisément ce que j’ai essayé de faire avec cet ouvrage, qui propose dans une partie finale de rappeler les filiations théoriques et pratiques sur laquelle s’appuient les modèles les plus récents, et qu’il est important de (re)découvrir. Leur point commun est de souligner la capacité des équipes de travail à s’auto-organiser pour faire face aux aléas productifs et améliorer les procédures édictées hiérarchiquement.
Progressivement, de nouvelles briques se sont ajoutées comme l’intégration du client tout au long du processus de production. Les derniers-nés de ces nouveaux modes de management et d’organisation mettent également l’accent sur la « raison d’être » ou la mission qui doit transcender les seuls objectifs économiques au profit d’une conception élargie de la valeur générée par les entreprises. L’enjeu est désormais d’associer toutes ces briques en les adaptant aux spécificités de chaque organisation (secteur d’activité, métiers, stratégie, culture organisationnelle, aspirations individuelles).
Parmi les secteurs d’activité que vous explorez, avez-vous le sentiment qu’il y a des spécificités pour le monde de la Tech : start-up, ESN, et directions du numérique des grands groupes ?
Suzy Canivenc. A ce stade de nos recherches, nous n’avons pas encore pu approfondir les spécificités liées au secteur d’activité, à la taille ou l’ancienneté de la quinzaine d’organisations très diversifiées qui composent notre panel. C’est une piste majeure qu’il reste à explorer. Mes travaux de recherche personnels accordent cependant une place privilégiée aux structures du secteur du numérique (start-up et ESN notamment). L’imaginaire lié aux technologies numériques recoupe en de nombreux points les caractéristiques attribuées aux nouveaux modes de management et d’organisation : décentralisation, auto-organisation, collaboration. Ces principes organisationnels sont inscrits dans l’architecture même du réseau Internet et ils nourrissent profondément la culture Métier du secteur numérique.
Les professionnels de ce secteur présentent également des caractéristiques particulières, notamment le fort intérêt (pour ne pas dire la passion, voire l’obsession) pour l’activité informatique. Ces travailleurs sont une excellente illustration de ce que l’on nomme la « motivation intrinsèque » (liée à l’activité de travail en elle-même) dont la raison d’être est largement extra-économique. Ces profils font directement échos aux travaux sur la motivation datant des années 1950 et 1960, comme ceux de Maslow, Herzberg ou Deci.
Les milieux de travail spécialisés dans le numérique représentent donc un terrain propice au développement des nouveaux modes de management et d’organisation. Et ils sont d’ailleurs à l’origine du courant des méthodes agiles qui continue de susciter un vif engouement. Toutefois, quand on voit la brutalité des méthodes mises en œuvre par Elon Musk avec le rachat de Twitter, on se dit qu’il ne suffit pas d’être une entreprise du numérique pour adopter de nouvelles méthodes de management ou de gouvernance.