C’est au Jardin d’Acclimatation que le rendez-vous fut fixé. Marc-Antoine Jamet, secrétaire général du groupe LVMH qui suit le chantier, préside également la Cosmetic Valley. L’occasion de faire un point sur les projets de ce pôle de compétitivité sous sa nouvelle mandature*, qui fait face à la montée fulgurante du numérique.
Alliancy. Que représente aujourd’hui la « Cosmetic Valley », le pôle dédié à la parfumerie-cosmétique que vous présidez ?
Marc-Antoine Jamet. D’abord, la Cosmetic Valley est une force industrielle, qui vit ensuite une mutation du fait de la montée du numérique. Cet écosystème regroupe un tissu d’entreprises soudées, à l’allemande, avec des grands groupes, mais surtout de nombreuses TPE et PME, leaders en termes d’innovation et d’export dans le test, la mesure, le packaging, le flaconnage… Cette économie de la beauté en France, avec ses 30 milliards d’euros de chiffre d’affaires et ses 150 000 emplois, est un secteur en tension, qui recrute partout… En permanence, nous recherchons 1 500 personnes, qui vont du marketeur à l’opérateur dans les usines, souvent situées d’ailleurs dans la région Centre-Val de Loire [comme les Parfums Christian Dior à Saint-Jean-de-Braye, Guerlain à Chartres, ou Sisley à Blois, NDLR] et nous avons en cours un programme de projets collaboratifs de recherche de près de 350 millions d’euros.
Quelle est votre position par rapport aux acteurs du secteur présents sur tout le territoire ?
Marc-Antoine Jamet. D’un pôle de territoire au départ, nous sommes devenus aujourd’hui un « pôle de filière » sur le soin de la peau, le parfum, le maquillage et le capillaire, que nous animons partout en France. Nous avons ouvert une antenne à Bordeaux et à Caen il y a peu. Nous allons en ouvrir une autre en Bretagne, autour des produits de la mer et bientôt, à Marseille, autour des arômes avec Grasse… Mais, pour que chacun ait son identité, nous avons aussi créé des domaines d’excellence stratégique territoriale (Dest), ce qui a permis de spécialiser chacun de ces bassins… Autour du Havre par exemple, on s’intéresse à la logistique ; dans l’Eure, au packaging ; dans le Val-d’Oise, à la mesure de la performance industrielle ; à Orléans, à l’olfaction ; à Chartres, à la formulation et, bientôt, la beauté connectée… Tout en sachant que chacun peut s’intéresser à d’autres domaines évidemment.
D’ici à 2030, le nombre de consommateurs de produits cosmétiques devrait croître de 40 % dans le monde. »
Cet ensemble fonctionne-t-il bien ?
Marc-Antoine Jamet. C’est en cours, mais il y a du bons sens à le faire. Car même si entre acteurs, nous sommes concurrents, il y a aussi de nombreux sujets sur lesquels on peut partager et travailler. Ensuite, quand nous sommes sur un salon à l’international, face à une quelconque délégation, c’est une force. D’ailleurs, nous bénéficions d’un rythme d’adhésion situé entre 30 et 50 membres par trimestre. Un pôle de filière est donc plus cohérent pour valoriser le made in France, qui s’appuie sur quatre piliers majeurs que sont la sécurité parfaite des produits, l’authenticité du naturel, la protection de l’environnement et l’innovation, notamment numérique et sur laquelle nous sommes très challengés.
Où se situe la concurrence pour vous aujourd’hui ?
Marc-Antoine Jamet. Très classiquement, le monde était divisé en trois pour notre industrie. D’un côté, il y avait les Français avec Yves Saint Laurent, Dior ou Chanel dans le parfum notamment… De l’autre, les Américains avec Estée Lauder dans le maquillage et, enfin, les Japonais avec Shiseido dans le soin. C’était un monde simple ! Aujourd’hui, en Europe, il existe de vrais pôles cosmétiques et des marques fortes en Allemagne (Hambourg), en Espagne (Barcelone) ou en Scandinavie. Plus récemment, de nouveaux entrants sont apparus, majoritairement asiatiques comme la Corée du Sud, Taïwan ou la Chine…, sachant que là-bas, le consommateur est aussi un homme. Des pays où les pouvoirs publics travaillent beaucoup à rapprocher les mondes de la cosmétique et du numérique. Au Japon par exemple, le Japan Cosmetic Center, créé en avril 2013 à Karatsu dans la Préfecture de Saga, vise à devenir le carrefour de la filière cosmétique en Asie… et leurs liens avec la filière numérique sont très poussés.
Comment l’expliquez-vous ?
D’ici au 30 juin prochain, la Cosmetic Valley lance un appel à candidatures pour identifier des entreprises (ou laboratoires de recherche) souhaitant développer des partenariats sur les thèmes de la réalité virtuelle, l’intelligence artificielle, le Big data, l’impression 3D, l’e-commerce, les objets connectés, l’usine connectée, les réseaux sociaux… Toutes les infos ici.
Marc-Antoine Jamet. Nos produits sont de plus en plus personnalisés, et ils doivent faire face à une volatilité très forte. Via Sephora par exemple, on voit arriver une multitude de produits brésiliens, vénézuéliens, coréens, taiwanais… pour un public de plus en plus jeune. Concernant le numérique, la clientèle veut des objets intelligents comme le masque connecté jusqu’à la crème que je fais moi-même en fonction de l’état de ma peau ou de la météo ; des didacticiels en ligne ; du big data pour les aider dans leur choix…
Comment voyez-vous évoluer ces nouvelles offres ?
Marc-Antoine Jamet. Cette individualisation et cette intellectualisation de nos routines, par le big data ou les objets connectés, vont continuer. En revanche, l’individualisation du produit risque de s’essouffler… C’est très compliqué, et notre métier est aussi un processus culturel dont il faut tenir compte.
Comment fait-on pour suivre justement ?
Marc-Antoine Jamet. Le besoin d’incubateurs est évident ! LVMH et sa Maison des Start-up viennent de s’installer à Station F… L’Oréal également, mais il l’a aussi fait aux Etats-Unis (Las Vegas) et au Royaume-Uni (Londres) en parallèle. Portée par la Cosmetic Valley, Chartres s’y met également avec l’initiative Beauty Tech qui a pour ambition de constituer un réseau national d’innovation dédié au numérique et à la beauté connectée pour toutes les entreprises de la filière. Cette initiative intègrera un « Cosmetic Data Lab », pour permettre aux entreprises de devenir data driven ; la « French Beauty Platform », un outil de e-commerce international pour les PME de la cosmétique française et, enfin, un premier incubateur spécialisé en cosmétique, avec des entreprises pionnières comme Lucette.com, Wired Beauty et son masque connecté Mapo, BeautéPrivée.fr, Octoly ou d’autres start-up telles WAW, CapScent et Zawadi. Il y a aussi des choses qui se font du côté de l’Ecole supérieure du Parfum…
La France est le 1er pays exportateur mondial de parfums et cosmétiques (plus de 13 milliards de dollars en 2016), loin devant les Etats-Unis, son premier challenger avec 9 milliards de dollars.
Par rapport à d’autres secteurs, cette « open innovation » n’est-elle pas un peu tardive ?
Marc-Antoine Jamet. Certes, il y a eu un retard à l’allumage, compte-tenu de notre position de force dans l’industrie traditionnelle. Mais, comme la Cosmetic Valley est justement un incitateur, un correcteur et un accélérateur et, qu’elle a une vision internationale, nous avons eu très vite des retours sur ce qu’était le mix digital et cosmétique et, comme quoi, il fonctionnait très bien ailleurs… D’où ces différentes initiatives que je vous ai décrites, en parallèle du développement du salon Cosmetic 360 (lire encadré), où l’on met en avant d’abord les innovations et non les marques ; et notamment digitales.
Comment se fait aujourd’hui ce lien entre le numérique et la beauté ?
Marc-Antoine Jamet. C’est surtout le monde du numérique qui vient à nous. Ils y voient un secteur porteur ! La Cosmetic Valley fait aussi entrer quelques acteurs parmi ses membres… Mais il faut qu’on en attire davantage, très clairement. Le pôle prépare d’ailleurs une carte de l’incubation et de la transformation numérique dans notre secteur pour mieux se repérer parmi les nombreuses initiatives. Le digital est à l’ordre du jour et marque tous les process… La notion de diagnostic et de connecté est évidente… Demain, il faudra que votre culture, votre goût, vos besoins soient complétés par une dimension plus scientifique et plus abstraite, et ce sera la dimension digitale qui l’apportera.
* Marc-Antoine Jamet, président du pôle, ainsi que son directeur général, Jean-Luc Ansel, ont vu leurs mandats reconduits en juin 2017, stabilisant la gouvernance du pôle pour quatre années
Les chiffres-clés de la Cosmetic Valley (janvier 2018)
Entreprises
- 1 500 entreprises sur le territoire national pour la filière française de la parfumerie-cosmétique, dont 80 % de PME et une centaine de grandes marques.
- 30 milliards d’euros de chiffre d’affaires (second secteur exportateur de l’économie française).
- 150 000 emplois (matières premières et ingrédients, formulation, conditionnement, contrôles et tests, PLV, injection plastique, packaging, logistique…).4 000 recrutements au cours des quatre dernières années et 1 500 créations d’emplois à l’horizon 2018.
Recherche
- 8 universités membres du pôle : Orléans, Rouen, Tours/François Rabelais, Versailles/Saint Quentin-en-Yvelines, Le Havre, Cergy-Pontoise, Paris XIII, Paris Sud ; et des organismes de recherche (CNRS, Inra, Soleil)
- 220 laboratoires de recherche publics
- 8 200 chercheurs
- Environ 300 projets de recherche collaboratifs labellisés (350 millions d’euros investis), dont 10 à 15 % sont digitaux
Formation
- Une quinzaine d’établissements de formation (Isipca, Groupe IMT, EBI, Insa CVL, France Business School)
- L’IBCBS (International beauty & cosmetic business school), le campus des métiers de la beauté et du bien-être, sera livré cet été à Chartres.
- 136 cursus de formation
- 98 000 étudiants
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