L’État est une machine administrative souvent très difficile à changer. Mais il ne faut pas oublier que la transformation numérique de l’administration concerne différentes échelles et peut être portée par une variété d’acteurs issus du monde de l’innovation. Alliancy a choisi de s’entretenir avec Mathieu Nohet, fondateur de Manty, start-up française spécialisée dans la Govtech et qui développe des outils numériques pour les collectivités territoriales. Pour lui, la clé reste la valorisation des données publiques.
Alliancy. En quelques mots, quelle est l’activité de Manty ?
Mathieu Nohet. Manty a été créée il y a quatre ans dans le but d’aider les collectivités territoriales et l’État à être plus efficaces et plus transparents grâce aux données. Concrètement, nous nous connectons aux sources de données des collectivités et les analysons pour aider à la décision et au pilotage des politiques publiques.
Nous avons levé 2,4 millions d’euros l’année dernière auprès de la Banque des Territoires, Axeleo Capital et Kima Ventures pour mettre notre outil à disposition d’un maximum de collectivités. Nous travaillons actuellement avec des départements, des villes, des communautés de communes, des agglomérations… Notre objectif est de passer notre solution à l’échelle des régions ou des ministères.
Au tout début, ce sont deux communes de la région parisienne, Courbevoie et Clichy, qui nous ont fait confiance. Puis, des villes de tailles différentes comme Limoges ou Clermont-Ferrand. Au-delà de la taille de la ville, notre objectif est surtout de se développer sur plusieurs domaines de l’administration comme les ressources humaines et l’urbanisme par exemple
Quelle est la différence entre Govtech et Civic Tech ?
Mathieu Nohet. La Civic tech permet aux citoyens de pallier une situation de carence démocratique et un défaut de représentation. La Govtech, elle, fournit des outils pour que les administrations soient plus efficaces dans leur fonctionnement. Mais les ponts entre les deux sont possibles, notamment sur le volet open data. Nous construisons d’ailleurs en ce moment des intégrations entre Manty et la plateforme open data du Gouvernement ou OpenDataSoft pour faciliter l’automatisation de l’ouverture des données de commande publique par exemple.
Notre rôle est de proposer une meilleure circulation de l’information des données transversales comme la finance et les ressources humaines par exemple. Par exemple, avec une ville de région parisienne, nous avons travaillé sur les tarifications des cours de musique. Nous nous sommes aperçus que beaucoup de gens venaient de la première et la dernière tranche de revenus. Il y avait une grande marche entre la première et la deuxième tranche. Notre plateforme a pu mettre en évidence cette disparité et les élus ont actualisé cette grille tarifaire pour faire en sorte qu’elle soit moins prohibitive pour les classes moyennes.
Votre activité a-t-elle été bouleversée par la crise ? Quel changement voyez-vous dans les collectivités que vous accompagnez ?
Mathieu Nohet. Oui, la crise a eu un impact au niveau opérationnel et en interne. Elle a décalé beaucoup de projets. Il y a par exemple eu le report des élections municipales qui a bloqué un bon nombre de projets structurants pour notre plateforme, provoquant un décalage d’environ six mois.
Il y a eu un vrai changement de cap chez les collectivités depuis 2017. Nous préconisons aux communes aujourd’hui d’adopter des logiciels en mode SaaS plutôt qu’en interne, surtout pour limiter les vulnérabilités et éviter de devoir maintenir les logiciels en interne. Cela va dans le bon sens et il y a maintenant des dispositions réglementaires à faire évoluer pour favoriser cet écosystème.
Du côté des collectivités, nous avons constaté une prise de conscience de la nécessité d’avoir des outils accessibles partout pour permettre aux collaborateurs de travailler à distance. Sur notre plateforme, nos clients peuvent accéder aux chiffres d’évolution du coronavirus, mais aussi à un suivi des arrêts maladies dûs au Covid et son impact budgétaire sur les recettes de l’année. Toutes ces informations permettent une meilleure flexibilité et réactivité face à la crise.
Le numérique était déjà bien présent dans les collectivités, elles sont toutes équipées de logiciels et de solutions de dématérialisation avancée. Ce qui a changé, c’est le passage en mode SaaS qui permet de rendre les outils disponibles partout et interopérables. Notre plateforme par exemple dispose d’une API et peut se brancher facilement sur toutes les plateformes open data. Il y a encore du chemin à faire car les mairies sont encore aujourd’hui incitées à acheter des logiciels “on premise”, avec des d’écosystèmes fermés et sans API.
Dans un webinaire intitulé “Comment faire face à la crise dans les collectivités locales ?” que nous avons organisé en avril 2020 avec plusieurs directeurs généraux, il en est ressorti que la crise a causé une baisse des recettes, mais aussi des dépenses. L’Etat a été au rendez-vous et les budgets se sont globalement équilibrés. Le plan France Relance, par exemple, débloque de nombreuses ressources et favorise l’utilisation des données publiques au service des collectivités territoriales.
Les collectivités sont-elles plus matures sur la question de l’ouverture des données ?
Mathieu Nohet. Dans le monde des éditeurs logiciels métiers, il y a des acteurs installés depuis longtemps et qui résistent facilement. Cela ne permet pas trop l’émergence de nouveaux acteurs avec un fort potentiel d’innovation. Ce marché s’est créé dans les premiers temps de l’informatique puis il a été impacté par de nouvelles vagues d’ouverture des données.
C’est ainsi que voyons de plus en plus aujourd’hui des acteurs émerger, en particulier dans le secteur des Govtech. Les collectivités se tournent vers des systèmes plus ouverts, même si elles ont encore du mal à accéder aux données. Je parle ici des petites et moyennes collectivités car celles comprenant plus de 3 000 habitants sont tenues légalement d’ouvrir leurs données. Mais ce qu’il faut retenir dans cette démarche, c’est qu’avant de décider d’ouvrir ses données, il faut les maîtriser.
Les collectivités doivent valoriser leurs données numériques. L’Open Data vient dans un deuxième temps, même si aujourd’hui les cas d’usage pour une collectivité ne sont pas encore très clairs. C’est assez naturel de se dire que le travail est mieux fait dès lors que l’accès aux données est plus facile, que ce soit en interne ou en externe. Pour se lancer, il faut tester de nouveaux outils et de nouvelles approches dont les bénéfices sont clairs. Bien sûr, c’est risqué à première vue, il faut donc se transformer petit à petit et commencer sur un pan de l’action publique comme le financier et ensuite générer de l’intérêt en interne.
L’administration publique est connue pour être difficile à transformer… Quels conseils donneriez-vous pour y arriver ?
Mathieu Nohet. Plus les collectivités locales sont de petites tailles, plus elles peuvent bouger vite. Mais c’est aussi une question de moyens : il faut bien démontrer les bénéfices de notre plateforme tout en expliquant qu’elle peut s’intégrer facilement aux logiciels métiers existants.
Dans les années 1980-1990, il n’y avait que les grandes villes qui pouvaient s’équiper de logiciels de digitalisation, car ils étaient très chers. Aujourd’hui, c’est beaucoup plus diffusé et les logiciels métiers se démocratisent.
Il faut privilégier l’accélération vers le mode SaaS (dans le cloud) pour permettre la collaboration à distance et la mobilité. Les DSI ont le choix de logiciels avec des prix de moins en moins prohibitifs et le fait que cela soit rendu plus facile leur permettent de se concentrer sur des fonctions plus stratégiques comme tout ce qui concerne la culture digitale. Il faut bien comprendre que les outils digitaux ne sont pas seulement un centre de coûts, mais un moyen de faciliter l’action publique. Et le but n’est pas non plus de passer en Full Remote car les collectivités ont toujours besoin de contact physique, notamment pour l’accueil administratif en mairie ou dans les écoles.
Comment les collectivités peuvent-elles devenir plus résilientes ?
Mathieu Nohet. Le plus important pour la résilience est de se construire au niveau d’une collectivité intégrée dans des réseaux plus grands. Les échanges entrepris entre les collectivités et avec l’Etat, ont contribué à leur résistance. C’est ensemble que les collectivités arriveront à rendre l’administration plus efficace et transparente.
Sur l’aspect réglementaire, il faudrait que les process de commandes publiques deviennent plus adaptés à l’achat de logiciels SaaS. Le problème est que ces coûts assurés par les collectivités entrent dans les dépenses de fonctionnement. Et, trop souvent, les éditeurs facturent plus cher la première année. Cela empêche la facturation à l’usage car les budgets alloués au fonctionnement des collectivités ont tendance à baisser. Il serait préférable de prévoir un budget indépendant pour tout ce qui touche à la transformation numérique de l’administration.