En avril 2022, sept acteurs français de l’e-santé mentale créaient le collectif MentalTech afin de déployer des solutions numériques éthiques pour la prévention et la prise en charge de la santé psychique. Retour avec la présidente de cette initiative, Fanny Jacq, déjà rejointe par près d’une vingtaine d’autres entreprises.
[bctt tweet= »Les sept membres fondateurs du collectif MentalTech sont Qare, hypnoVR, Kwit, moka.care, PetitBamBou, ResilEyes Therapeutics et Tricky. » username= »Alliancy_lemag »]Alliancy. Pourquoi le besoin d’un tel regroupement des forces ?
Fanny Jacq. En 2020-2021, durant la crise sanitaire, de nombreuses organisations se sont emparées du sujet de la santé mentale, certaines avec la mise en place de solutions pertinentes et des nouvelles organisations du travail, d’autres avec beaucoup de « mentalwashing » et qui sont vite passées à autre chose en 2022… Pour autant, aujourd’hui, on n’a jamais autant parlé de santé mentale en entreprise, du bien-être des salariés, etc. Ce sont là les effets positifs qui sont restés post-Covid.
Pensez-vous qu’une entreprise peut encore se permettre de ne pas traiter cette question ?
Fanny Jacq. Sur le fond, il y a vraiment des fondamentaux qui sont à revoir si jamais l’entreprise veut garder ses collaborateurs ! On n’a jamais vu autant de turnover, de changements de vie professionnelle, de déménagements en régions, d’absentéisme qu’aujourd’hui… C’est vraiment une préoccupation centrale au travail et, d’ailleurs, 76 % des collaborateurs estiment que la santé mentale fait partie de la responsabilité de l’entreprise. C’est devenu un « no-brainer », même si le sujet est multifactoriel, qui n’est pas que professionnel.
Tout le monde est concerné finalement…
Fanny Jacq. Absolument et l’on voit d’ailleurs que les managers aussi sont épuisés ! Même s’il est clair que le fait d’en parler a ouvert une porte et que chacun y va de ses récriminations…
Mais, si c’est le cas, c’est qu’il y a bien une problématique de fond dans l’entreprise. Au-delà de traiter le sujet au niveau du collectif, elle doit prendre soin de l’individu, en tenant compte des situations individuelles. La personne est-elle « aidant », parent isolé, parent de jeunes enfants… De même, celles et ceux qui ont 1h30 de transport par jour sont à considérer, car ils seront bien plus productifs et plus heureux s’ils font 2 jours de télétravail dans la semaine… Il n’y pas d’autre choix que d’écouter les demandes individuelles si l’on veut conserver ses collaborateurs. On le voit avec le niveau de turnover dans certaines entreprises qui peut monter jusqu’à 15-20 %…
A lire aussi : Chez Doctolib, la transformation de l’IT est au coeur de l’hyper‑croissance
On ne reviendra plus en arrière selon vous ?
Fanny Jacq. Avec la crise sanitaire, la santé mentale s’est invitée partout : aujourd’hui, on dit plus facilement qu’on est anxieux, qu’on dort mal, qu’on a fait une dépression… (1 Français sur 2). Dans la vie professionnelle, il y a aussi plus de difficultés… 1 Français sur 3 se dit stressé par son travail. Au-delà, beaucoup de gens se sont questionnés sur leurs valeurs. Le fait d’être chez soi a modifié leur vision du travail. Certains ont même été démissionnaires… se disant que la vie est courte et qu’il faut peut-être la vivre autrement… En conséquence, ils ont fait diverses demandes aux entreprises, ce qui a mis beaucoup de pression sur les employeurs.
Près de six mois après sa création, où en est votre collectif ?
Fanny Jacq. Nous comptons environ 25 sociétés membres, dont les 7 membres co-fondateurs, venant d’horizons très divers comme le bien-être, la prévention, la téléconsultation, la santé mentale au travail, les thérapies digitales (médicaments), etc. Avec ses solutions numériques françaises, nous avons voulu faire connaître et répondre à une grande diversité de besoins en santé mentale.
[bctt tweet= »A l’occasion de la journée de la santé mentale du 10 octobre prochain, le collectif MentalTech dévoilera son « cahier de tendances », soit dix innovations qui révolutionneront 2023. » username= »Alliancy_lemag »]Quels sont vos projets pour les mois à venir ?
Fanny Jacq. Nous adoptons en ce moment un statut d’association, avec toujours nos trois grands objectifs. Le premier est de démocratiser les usages en faisant connaître nos solutions auprès du grand public et des professionnels de santé. C’est pourquoi nous avons publié une cartographie de toutes les solutions françaises d’applications numériques qui existent. Elles doivent être mieux connues, utilisées et acceptées.
Il faut ensuite décloisonner le débat public et faire de la santé mentale une grande cause nationale. Tous les mois, nous publions une tribune collective (comme celle sur la qualité de vie au travail récemment) et nous préparons un cahier des tendances sur les nouveautés en santé mentale numérique pour l’année à venir.
Enfin, nous voulons renforcer notre contribution économique. Il faut faire de la France un champion dans ce domaine et faciliter les levées de fonds, même si nous ne sommes pas vraiment en avance par rapport aux pays du Nord, au Royaume-Uni ou aux Etats-Unis, où dans ces pays, les entreprises sont prêtes à payer davantage, et les individus aussi… Les business models y sont très différents. En France, la santé est « gratuite » en quelque sorte et les business modèles à trouver sont plus difficiles (BtoC, BtoB ou BtoBtoC). Personne ne veut payer 10 euros par mois pour se sentir mieux psychologiquement… On estime que cela doit être pris en charge par la Sécurité sociale, l’employeur ou la mutuelle.
Comment voyez-vous le fait que les entreprises désormais s’intéressent à la santé mentale de ses salariés ? N’y a-t-il pas des dérives possibles ?
Fanny Jacq. C’est difficile en effet de trouver le juste milieu… Pour autant, comme je l’ai dit, 76% des salariés considèrent L’entreprise responsable de leur santé mentale. Mais, vous avez raison, la frontière est encore floue entre « être responsable » et « s’immiscer dans la vie privée ».
Je pense que c’est de la responsabilité du collaborateur de savoir jusqu’où il a envie d’aller, à qui il a envie de parler dans le cadre professionnel (DRH, employeur, médecin ou psychologue du travail, etc.).
Et c’est aussi à l’entreprise de proposer différentes solutions, classiques ou numériques, mais totalement anonymisées et individualisées… Une récente étude d’Oracle montrait par exemple que 73 % des Français (82 % à l’échelle mondiale) des personnes interrogées estiment qu’une intelligence artificielle est plus à même de les aider dans leur carrière qu’un être humain, en raison de l’impartialité de ses recommandations (29 % en France et 37 % à l’échelle mondiale)… Ces nouveaux outils permettent en effet une réelle anonymisation et un accès illimité à un appui psychologique. Pour augmenter leur taux d’usage, il faut que le collaborateur soit convaincu à 200 % de l’éthique qu’il y a derrière… Toutes les solutions que nous proposons et poussons le garantissent, notamment sur la déontologie, le traitement des données et leur stockage.
Quels sont les partenaires que vous souhaitez avoir en tant qu’association ?
Fanny Jacq. Nous allons avoir trois types de « partenaires », à commencer par les start-up ou les entreprises en santé mentale du numérique. Le second niveau concerne les laboratoires, les mutuelles, les assurances, les fonds d’investissement (comme Brain Capital qui nous a déjà rejoint). Le troisième niveau représente les personnes physiques, que ce soit des chercheurs du CNRS par exemple ou encore des salariés d’entreprises qui s’intéressent à ces questions…
Le coût de la santé mentale en France
Chaque année, l’Assurance Maladie consacre plus de 23 milliards d’euros de dépenses à la santé mentale des Français (16 milliards au titre des maladies psychiatriques et 7 milliards pour les traitements psychotropes), ce qui est plus que les ressources allouées au cancer (18 milliards d’euros) et aux maladies cardio-vasculaires (13,4 milliards d’euros).
Les pathologies mentales représentent la première cause d’arrêts maladie de longue durée en France, ainsi que la première cause d’invalidité. Le coût annuel du mal-être au travail est estimé à 13 340€ par salarié concerné par an (principalement représentés par l’absentéisme dans les entreprises et la baisse de productivité afférente).
En ajoutant les dépenses liées au remboursement des soins, le coût direct et indirect des pathologies mentales est compris entre 14 526€ (pour un travailleur suivant uniquement un traitement à base de psychotropes) et 19 752€ (pour un travailleur concerné par une pathologie psychiatrique). Un coût élevé, auquel il faut ajouter les effets non mesurés pour les aidants, qui voient leur vie quotidienne professionnelle et personnelle fortement impactée de manière indirecte par ces pathologies (source : Institut Sapiens – 2022).