Le monde du travail de demain sera-t-il le domaine des robots ? La question est caricaturale, bien qu’elle relaie certaines analyses, et craintes, sur l’avenir d’un marché de l’emploi infusé à l’intelligence artificielle. Parmi les professionnels du numérique, une opinion prévaut : pour un même poste, la lutte n’opposera pas l’homme et l’IA en tant que telle, mais plutôt le travailleur qui aura su s’emparer de l’IA au quotidien et celui qui l’aura ignorée ou évitée (volontairement ou non).
En creux, cette vision est un appel aux entreprises à prendre très au sérieux l’accompagnement de leurs collaborateurs, de l’acculturation à la formation, pour les aider à devenir « augmentés ». Car ils sont d’ores et déjà en contact avec l’IA, notamment dans sa version générative (IAG) et en tirent leurs propres conclusions, espoirs, peurs et frustrations. Au risque pour certains d’entre eux de rater le tournant, passée la période de « hype technologique » habituelle.
Toutefois, la réalité de cet enjeu d’appropriation au niveau micro-économique, ne doit pas faire ignorer la dimension macro-économique, qui émerge des choix agrégés des dirigeants partout dans le monde. Celle-ci ne manque pas d’interroger sur l’avenir du travail. Notamment quand un quart des dirigeants de grandes entreprises dans le monde se projettent d’ores et déjà pour l’année à venir sur une réduction de leurs effectifs salariés d’au moins 5% sous l’influence de l’IAG.
Ces déclarations d’intention ont été recueillies par le réseau d’audit et d’expertise comptable international PricewaterhouseCoopers (PwC) auprès de 4700 PDG dans une centaine de pays, la moitié dirigeant des organisations d’un chiffre d’affaires de plus de 100 millions de dollars. Interrogé sur l’intelligence artificielle générative, un peu moins d’un tiers d’entre eux ont indiqué avoir déjà commencé à intégrer l’IAG dans leurs processus opérationnels. Et 25% projettent déjà des licenciements du fait de la technologie. Les secteurs particulièrement concernés sont les médias et le divertissement, les organisations financières et d’assurance, mais également la logistique, les services aux professionnels ou encore les télécommunications.
PwC ne manque pas de relativiser, à raison, en pointant que les entreprises réutiliseront ces marges de manœuvre pour investir et recruter dans d’autres aspects de leurs activités moins concernées par l’automatisation. Malgré tout, dans ces projections, on retiendra surtout le timing : si elles sont respectées, l’impact se verra donc dans les tout prochains mois pour des dizaines de milliers de professionnels. Dans sa dernière analyse sur le sujet, début 2024, le Fonds Monétaire International estime que 40% des emplois seront concernés par les transformations amenées par l’IA, avec à la clé un agrandissement des disparités salariales.
Mais à quel point les projections des dirigeants s’ancrent-elles dans le réel ? La compréhension des équilibres du marché du travail est complexe. Dans le cas de l’IA, la difficulté à mesurer les impacts réels à tous les niveaux de son implantation, et donc le coût global de ce « travail artificiel », brouille les pistes. C’est d’ailleurs sur ce point que revient un article publié le 22 janvier dernier, par des chercheurs du MIT FutureTech, du Productivity Institute, et de l’Institute for Business Value d’IBM. En analysant dans leur modèle 1000 tâches issues de 800 métiers (dont des professeurs, des boulangers, des professionnels de l’immobilier…) les chercheurs montrent que seuls 23% des coûts salariés associés pourraient être remplacés par l’IA de manière rentable, du fait des coûts et impacts de l’intégration de celle-ci dans ces entreprises. Autrement dit, les courbes des coûts du travail ne se sont pas encore croisées et les humains restent moins chers dans la majorité des cas. À noter que cette étude, financée par le MIT-IBM Watson AI Lab, ne se concentre que sur un aspect précis de l’IA, la computer vision (analyse de l’image), plutôt que sur l’IAG. Toutefois, alors que la majorité des organisations peinent encore à déterminer leurs cas d’usage, leurs pratiques de confidentialité et de sécurité, et la montée en compétences nécessaires des collaborateurs, ces premiers résultats pointent tout de même une question de fond : ne nous manque-t-il pas encore de nombreux indicateurs pour vraiment pouvoir comparer le travail humain et le travail artificiel ?