Qu’il soit forcé ou volontaire, le passage au télétravail a bouleversé les habitudes de beaucoup d’entreprises depuis la crise. Pour les plus en retard, il a fallu réagir très vite pour fournir aux équipes un espace numérique de travail à part entière. Mais au-delà de la transformation numérique, le télétravail est bien un enjeu humain avant tout. C’est ce que Michael Pryor, Head of Product de l’éditeur de l’outil de gestion de projet en ligne Trello, a partagé à Alliancy lors d’un entretien, tout en donnant ses conseils pour développer une réelle culture d’entreprise du télétravail.
Alliancy. Comment avez-vous vécu la crise ? Quelles sont vos nouvelles priorités pour 2021 ?
Michael Pryor. Aujourd’hui, plus de 80 % de nos équipes travaillent à distance, mais elles avaient déjà la possibilité de le faire depuis déjà dix ans. Nous avons commencé à expérimenter ce projet au même moment du développement de Trello, directement en s’inspirant des besoins de nos collaborateurs.
Mais, aujourd’hui, ces pratiques ne sont plus de l’ordre de l’expérimental, elles deviennent de plus en plus fondatrices dans la manière dont nous travaillons tous. Notre priorité désormais est de voir comment les outils numériques sont effectivement utilisés sur le terrain et de délivrer des bonnes pratiques en termes de collaboration à distance.
Nous avons d’ailleurs publié un guide sur la bonne mise en place du télétravail qui s’emploie par exemple à déconstruire plusieurs mythes courants en la matière. Notamment, il y a le fait de penser que les télétravailleurs sont souvent plus fainéants et n’ont pas le même niveau d’information que les autres…
Derrière ces stéréotypes, il y a surtout une crainte de perte de camaraderie au sein de la culture d’entreprise. Nous sommes convaincus qu’il est possible de recréer ces dynamiques sociales grâce au numérique, et cela passe nécessairement par la visioconférence et la mise en place d’un tas d’autres outils interactifs.
La plupart des entreprises qui adoptent rapidement ce fonctionnement sont les plus petites. Tout simplement parce que les grandes organisations font généralement preuve d’une certaine inertie qui rend les process plus difficiles à bouger.
La crise a provoqué une course vers les outils nécessaires à la communication à distance et le nombre d’utilisateurs de Zoom et Slack a explosé. Puis les entreprises ont commencé à préparer des budgets plus conséquents pour investir dans ce type d’outils. L’enjeu maintenant est de développer une réelle culture d’entreprise du télétravail.
Les liens sociaux deviennent de plus en plus rares et pourtant ils sont importants pour maintenir la confiance et permettre la créativité. Il est donc possible, selon vous, de recréer ces dynamiques virtuellement ?
Michael Pryor. Il y a quelque chose dont on ne pourra pas se passer : la sérendipité. Nous devons préserver la nature aléatoire et non planifiée de nos connexions et continuer de la nourrir. Ce qui est plutôt difficile quand ces relations sont restreintes dans un monde virtuel et quand tout le monde se retrouve séparé.
Il est vrai qu’il est difficile de rendre ces échanges spontanés comme lors d’une pause café. Nous souhaitons reproduire cet aspect émotionnel dans notre espace numérique de travail car il est clair que tout le monde a besoin de ces connexions avec l’autre pour mieux collaborer.
Chez Trello, nous avons tenté d’identifier comment faire pour créer cette sérendipité virtuellement, notamment en planifiant des rendez-vous. Nous organisons par exemple chaque mois « une assemblée générale virtuelle » avec un forum ouvert aux questions, une brève présentation des équipes et des nouvelles recrues ainsi qu’un point d’échange sur des sujets crowdsourcés par l’entreprise en avance.
Nous avons également mis en place un regroupement hebdomadaire de 15 minutes rassemblant des collaborateurs de manière aléatoire pour simplement discuter par chat vidéo. Il permet de faire une pause dans les discussions professionnelles et de nouer des relations personnelles.
Certains pourraient se plaindre de l’aspect chronophage liée à la multiplication des canaux de communication, notamment pour discuter simplement de vie quotidienne. Mais ces personnes ne se rendent pas compte que ces interactions sociales existaient aussi avant la crise, au détour d’un couloir ou d’une cuisine d’entreprise.
Nous ne sommes pas des robots, nous avons besoin d’interactions humaines. Et c’est pour ça que nous travaillons sur plus de personnalisation de nos outils. Nous pensons par exemple que le texte n’est pas un spectre assez large pour permettre ces interactions humaines. L’expression est une partie intégrante de notre culture et les entreprises devraient se focaliser sur comment la nourrir plutôt que la contenir.
Nous devons recréer ces moments d’échanges et de création de manière inventive. Il y a d’ailleurs le potentiel de la réalité virtuelle qui n’est pas encore assez exploité à ce jour. Les casques VR peuvent rendre l’expérience bien plus immersive que par visioconférence.
Qu’en est-il de la productivité ? Quel est l’espace numérique de travail idéal pour faire de la collaboration à distance un succès ?
Michael Pryor. Pour assurer la bonne productivité de ses équipes, il faut avoir en tête qu’il n’existe pas un outil unique permettant de satisfaire tous les besoins des métiers en une seule fois. Chez Trello, nous développons des applications sur-mesure pour les designers, les développeurs, les équipes marketing… et ensuite nous trouvons un moyen de les faire interagir entre elles. C’est comme ça qu’une entreprise arrivera à gérer cette complexité en fonction des besoins métiers. Il faut développer des outils personnalisés et encourager l’expression comme dans le monde physique.
nouvelles fonctionnalités annoncées par trello
Rachetée en 2017 par Atlassian, la plateforme de gestion de projet en ligne Trello s’inspire de la méthode Kanban employée par Toyota dans les années 50 pour gérer sa production en flux tendu à l’aide d’étiquettes. En février 2021, l’objectif de Trello est d’intégrer des contenus (documents, prototypes, tickets de support…) en provenance d’autres applications. 5 nouvelles consoles de gestion de projet viennent compléter son historique tableau kanban et ses listes de tâches : la timeline, la vue tableau, le calendrier, la localisation et le tableau de bord.
Ce n’est pas grave si vos équipes utilisent des outils différents pour s’exprimer. Tout l’enjeu est de favoriser la confiance dans la relation entre toutes vos équipes pour faire de votre collaboration un succès.
En revanche, le problème avec la multiplication des outils, c’est que les collaborateurs sont souvent sur-sollicités. Il faut faire attention à cette surcharge informationnelle car cela rend la recherche d’information très difficile. Une étude d’IDC de 2014 avait d’ailleurs déjà mis le doigt sur ces problématiques avec un sondage auprès de plus de 2 000 entreprises européennes. Résultat : les employés passent plus de 16 % de leur temps à chercher une information et seulement 56 % d’entre eux y parviennent.
Est-ce que la période post-crise sanitaire marquera le retour massif des interactions physiques ?
Michael Pryor. Je pense qu’il y aura un mélange des deux. Certaines entreprises vont sans aucun doute revenir à leur ancienne façon de travailler. D’autres ont décidé de ne plus avoir d’adresse physique. Tout dépend du secteur. Mais la chose à retenir, c’est surtout que l’idée de travailler à distance devient de plus en plus naturelle.
En France, nous assistons à une vague de départs des travailleurs des grandes villes vers la campagne depuis la crise… Mais la concentration économique autour de ces aires urbaines reste toujours très importante. Selon vous, est-ce que le numérique est une solution pour faciliter l’inclusion des territoires plus isolés ?
Michael Pryor. C’est aussi le cas aux États-Unis. Nous constatons des flux migratoires importants de travailleurs vers la campagne. Des ingénieurs de la Silicon Valley partent à Miami ou encore des startupper de San Francisco cherchent à se mettre au vert. Et les prix immobiliers dans ces régions commencent à grimper…
Traditionnellement, les entreprises se concentrent autour de grandes aires urbaines et n’acceptent que très rarement de recruter autre part que sur leur lieu d’activité. Mais depuis que le télétravail se généralise, il est possible de recruter n’importe où. Les organisations réfractaires à ce mode de recrutement commencent à s’y mettre car cela fait plus d’un an que la pandémie dure.
Même après la crise, je pense que celles qui y resteront opposées vont se priver de nombreux talents. Cette vague disruptive est à mon sens inévitable pour la plupart des entreprises qui souhaitent rester compétitives.