Michel Lutz, Group Data Officer de Total, au sein des équipes de Gilles Cochevelou, le CDO, met en œuvre les transformations de fond, organisationnelles et culturelles, qui doivent permettre au champion industriel français de diffuser efficacement l’Intelligence artificielle auprès de tous ses métiers. Et en la matière, un simple chatbot peut se révéler d’une redoutable efficacité pour amener du sens et de l’adhésion auprès des collaborateurs.
Alliancy. Où en est un groupe comme Total sur ce vaste sujet qu’est l’industrialisation des usages IA ?
Michel Lutz. Les réflexions en cours chez Total autour de l’IA s’inscrivent au sein d’une compétence qui existe depuis longtemps. Le groupe développe de l’IA depuis les années 80, avec les méthodes d’alors, les systèmes experts dans le domaine des géosciences, de la reconnaissance d’images avec des réseaux de neurones classiques – mais sans deep-learning comme cela se fait aujourd’hui. De fait, nous avons donc déjà des cas d’usages bien identifiés et qui fonctionnent bien avec ces méthodes. Ces 5 dernières années, nous avons beaucoup expérimenté sur les nouvelles approches : deep learning pour l’analyse d’images de sous-sol, pour la prédiction de production… Il y a eu beaucoup de succès pour des démarches résolument axées « métier ».
Vous avez également beaucoup communiqué sur d’importants partenariats en 2018.
Michel Lutz. Nous rentrons depuis quelques mois dans une forte phase d’accélération. Nous avons ainsi annoncé un partenariat avec Google, avec un objectif d’analyse d’images et de traitement d’informations complexes. Yves Le Stunff a été un des maîtres d’œuvre de ce projet. Plus récemment, nous avons également annoncé le lancement d’un centre d’innovation en Inde avec Tata Consulting, pour concevoir la « Raffinerie 4.0 » ce qui implique évidemment énormément de données et d’intelligence artificielle.
Le pilotage de telles initiatives doit-il être transversal ou rattaché à une activité métier directement ?
Michel Lutz. Nos projets métiers autour de l’IA sont toujours pilotés par des personnes chez nous, comme Yves le Stunff, qui sont très proches des métiers directement concernés. Pour ma part, mon rôle est plus celui de l’accompagnement global du changement dans l’organisation et la mise en place de capacités partagées pour que ces outils puissent se déployer de façon pérenne chez nous. Cette transversalité est tout autant nécessaire. C’est en effet très bien de travailler sur les algorithmes et la partie scientifique de l’IA… mais il est absolument nécessaire d’avoir une stratégie cohérente pour accompagner la transformation culturelle de l’organisation, afin que le quotidien de tous change au final. Je travaille aussi beaucoup avec la DSI du groupe pour mettre en place des infrastructures cohérentes qui permettent de supporter des applications très intensives en utilisation de données et qui permettent de déployer des modèles d’IA. Nous avons aussi mis en place une équipe au niveau du groupe appelée la Data Engineering Factory, qui a pour objectif de gérer tous les connecteurs pour extraire les données des systèmes opérationnels et pouvoir les mettre à disposition dans des bases de données dédiées à l’analytique. Et pouvoir ensuite faire tourner dessus de l’apprentissage statistique, du machine learning, de la data-visualisation…
« Un utilisateur peut interroger le chatbot pour lui demander d’expliquer pourquoi il donne un résultat »
Comme tant de grandes entreprises, votre groupe est-il confronté à un « océan de données » difficile à exploiter ?
Michel Lutz. Le data management est une grande partie de mon action. Nous avons certains métiers dans le groupe qui sont historiquement très organisés et solides sur la question. Pour d’autres métiers, des chantiers sont en cours pour améliorer la gestion de la donnée. Nous avons lancé un travail de mise en qualité de nos bases de données de manière transversale à toutes les branches du groupe. Un recensement à permis d’initier 70 initiatives. Eliminations des doublons, renseignement des champs manquant… ce sont des basiques qu’il nous faut pourtant traiter pour pouvoir obtenir la qualité nécessaires aux projets d’IA. Nous installons également plus de référentiels communs, afin d’avoir une sémantique et un vocabulaire partagés à l’échelle du groupe. Il est obligatoire de passer par ces chantiers peu médiatiques si on veut pérenniser l’IA dans le groupe et éviter que cela reste seulement des annonces de presse.
Quelles métriques surveillez-vous pour évaluer la progression de ces chantiers ?
Michel Lutz. De nombreux indicateurs différents (nombre de doublons, de données incomplètes / erronées, qualité des métadonnées, nomination de rôles et responsabilités liées à la données…). Mais en termes d’effectifs nous avons une bonne référence. Dans notre filière géoscience, très bien organisée sur la question de la data, il y a une population d’environ 1200 utilisateurs, et il y a 120 data manager dédié à la maitrise de la donnée et de sa qualité. Ce ratio montre à quel point il est important de consacrer des ressources à la gestion de la donnée. Dans toutes les branches nous avons une trajectoire data management pour aller vers cette cible progressivement.
Avez-vous mis en place d’autres initiatives pour améliorer la mise en pratique de cette « vision transversale » autour de l’IA ?
Michel Lutz. Nous avons mis en place une petite équipe très spécialisée : la « data squad » qui regroupe une dizaine de personnes, véritables coachs qui vont accompagner tous les projets data, avec des expertises mixtes en data science, infrastructures, user experience (UX)… Ils sont garants des bonnes pratiques du groupe, de leur recensement et de leur diffusion. Les centres de delivery du groupe viennent nous voir pour accélérer les projets, depuis la phase d’idéation jusqu’à la préparation du passage à l’échelle où il faut entrer dans le dur des infrastructures. C’est ce dernier point qui pour beaucoup de groupes peut représenter un véritable challenge, donc il est important d’assurer ce lien depuis la vision de départ jusqu’au déploiement industrialisé dans l’entreprise. Nous essayons d’être un fil conducteur.
« Etre très bon sur les algorithmes et la partie scientifique n’est pas suffisant pour déployer l’IA à grande échelle »
Une de vos annonces récentes concernent une expérimentation rapide autour d’un chatbot orienté métier… quel est le sens d’un tel projet dans ce contexte ?
Michel Lutz. Nous avons réalisé ce chatbot avec Keyrus et Botfuel en 6 semaines. Nous avons pu le faire aussi rapidement justement car la qualité des données étaient au rendez-vous. Il y avait une maturité sur le sujet, sur les données, sur l’organisation, chez nous comme chez nos prestataires. Ce qui m’intéressait avec ce projet, c’était de trouver des leviers pour démocratiser l’IA dans le groupe, auprès de ceux qui ne sont pas les spécialistes de la data. Je crois profondément au fait que dans quelques années chez Total, n’importe qui, de l’opérateur en raffinerie jusqu’à l’assistant de direction, aura accès à des outils d’IA avec une interface extrêmement intuitive et naturelle au quotidien. Nous avons donc exploré cela avec Keyrus, sur un périmètre bien maîtrisé : l’analyse de données des parcs éoliens pour lequel nous avons fait des modèles de machine learning de production et de prédiction d’anomalies… Au-delà de la dimension scientifique, notre intérêt a été de voir comment faire une interface qui permette à n’importe qui d’accéder facilement à ces informations, y compris sur un site de production.
Concrètement, que permet de faire le chatbot ?
Michel Lutz. Nous avons abouti à des scénarios très fluides en termes d’UX. Le premier concernait la capacité d’accéder et de visualiser la donnée sans avoir à passer par un tableur ou un outil de dataviz. Le chatbot est l’interface qui permet de demander : « Quelle a été la production du parc du 5 au 10 janvier 2018 ? ». Il ramène ensuite les valeurs, et permet de tracer automatiquement un graphique. Quand on présente cela sur le terrain, c’est très satisfaisant : un seul outil simple, avec un accès direct depuis son smartphone… Nous avons fait une démonstration temps réel sur notre site du Havre, lors d’une journée porte ouverte grand public. Quand on montre cela, tout le monde comprend instantanément les avantages de l’IA dans un milieu professionnel industriel. On créé alors une envie auprès des métiers pour avoir ce genre d’outils, qui paraissent tellement naturels !
Jusqu’où un tel chatbot permet-il d’aller ?
Michel Lutz. Nous avons fait un scénario plus complexe, qui permet à un non-expert d’interroger un système à base de machine learning. Cela revient à poser au chatbot une question de prédiction : « Quelle va être la production demain à midi ? ». L’utilisateur pose sa question en langage naturel, et le chatbot lui masque la partie technique où il interroge le modèle, et les données météo sur des sites d’open-data ; de même que l’intégration de ces prévisions dans le modèle… Au final le chatbot donne la réponse, de façon claire et accessible : « la production sera de X gigawatts ».
N’y a-t-il pas un risque de défiance vis-à-vis de réponses données par une sorte de « boite noire » ?
Michel Lutz. C’est pourquoi nous sommes allés plus loin. Un utilisateur peut interroger le chatbot pour lui demander d’expliquer pourquoi il donne ce résultat. Le chatbot donnera alors les variables déterminantes pour son calcul et permettra même d’accéder aux informations de bases de connaissance – jusqu’à Wikipédia de façon expérimentale – qui expliquera pourquoi cette variable est aussi importante vu la question demandée. Il est extrêmement important dans ces approches tournées métiers que l’IA puisse être capable d’apporter des éléments de compréhension, et qu’elle ne se limite pas à être une boite noire « magique ». Il faut explorer le modèle avec des vraies questions humaines.
Au final quelles ont été les réactions vis-à-vis de cet outil ?
Michel Lutz. Un scénario a interpellé énormément d’utilisateurs. Nous avons mis en place un petit modèle de détection d’anomalie, qui surveille en temps réel les données d’un comportement « normal ». Il apprend et compare tous les nouveautés qui apparaissent : quand il observe une déviation significative, il signale une anomalie proactivement. Le chatbot envoie alors l’information à l’utilisateur sans qu’il y ait eu une demande spécifique. Cela a un effet saisissant pendant les démonstrations. Les acteurs métiers deviennent extrêmement sensibles à ce qu’apporte l’IA et à l’accessibilité de l’information. Et comme toujours, l’utilisateur peut ensuite demander au chatbot de montrer pourquoi il estime qu’il y a une anomalie, et de le prouver avec les graphiques adéquats. On peut aller jusqu’à demander si une pareille anomalie a déjà était repérée par le passé : en piochant dans une base de connaissance d’experts, le chatbot peut alors donner la date de la dernière fois où cela a eu lieu… et la raison de celle-ci, comme une panne de capteur par exemple. En termes d’adoption, l’effet est immédiat. Les utilisateurs nous ont dit qu’ils comprenaient du coup beaucoup mieux l’utilisation qui était faite des rapports d’anomalie qui étaient rentré dans nos systèmes informatiques. Cela donne du sens à ce qu’ils font, et à la façon dont est mieux partagée la connaissance métier.
Ce chatbot a-t-il vocation à être adapté à d’autres métiers dans le groupe ?
Michel Lutz. Il a un usage de démonstrateur pour nos métiers industriels. Nous avons déjà des chatbot en production dans le groupe, sur notre site marketing, à la DSI pour le support ou même dans nos équipes « Trading-Shiping » à Genève avec un « assistant trader », mais pas sur ces activités industrielles. Le chatbot est donc là pour préparer les acteurs à cette possibilité, donner du sens et inspirer pour qu’ils puissent imaginer leurs propres usages. On fait émerger des convictions sur le terrain, mais également auprès des managers en apportant des preuves opérationnelles. Vis-à-vis des dirigeants, on montre en effet bien qu’être très bon sur les algorithmes et la partie scientifique, comme on peut l’être, n’est pas suffisant pour déployer l’IA à grande échelle. Il faut porter une attention particulière à l’adoption et à l’usage. Ce chatbot est un outil pertinent pour toucher les utilisateurs, pour expliquer l’IA, pour leur donner confiance dans la dynamique à l’œuvre aujourd’hui dans le groupe.
Quelle est la principale difficulté quand on veut s’emparer ainsi de l’IA au niveau de toute une entreprise ?
Michel Lutz. Un vrai écueil pour beaucoup d’organisation, est de faire un focus sur les modèles et le machine learning. Il ne faut pas oublier la question du déploiement, qui ne s’improvise pas : l’infrastructure, le data management… Il faut arrêter de croire que l’IA fonctionne « quoiqu’on mette dedans » comme on l’entend… c’est faux ! Un travail minutieux, souvent rébarbatif sur ses données, est nécessaire pour que les résultats suivent. La partie visible de l’IA, la création de super modèles prend au final beaucoup moins de temps pour une grande entreprise que de créer les fondamentaux et préparer le terrain autour du data mangement, des infrastructures, du changement culturel et de l’UX. Aujourd’hui, dans nos usages personnels nous consommons énormément d’IA, par exemple à travers les services de Google ou Facebook… mais c’est avant tout grâce à la fluidité et à la transparence de l’expérience !
Fort de ces multiples expériences, quel est pour vous le meilleur signe de maturité pour un groupe industriel vis-à-vis de l’intelligence artificielle ?
Michel Lutz. Au-delà de l’organisation digitale que nous avons installé en support, au-delà des équipes qui se consacrent à l’IA au sein des métiers, et de l’autonomie grandissante de ceux-ci, une preuve de maturité du groupe est que de vrai relais de responsabilité, dédiés à la donnée et au data management ont été créé. Je commence à avoir des interlocuteurs directs sur la gestion de la donnée dans toutes les branches du groupe. Un exemple : sur le périmètre marketing France, nous avons dorénavant un Customer Data Manager, dont le rôle est de maitriser la qualité de la donnée client et de s’assurer des usages qui en sont fait. Cette organisation formelle se diffuse partout dans le groupe et est loin d’être anodine, car elle révèle une prise de conscience de l’importance et de la valeur de nos données, qui sont le carburant de l’intelligence artificielle d’aujourd’hui.