La direction financière a une culture des données, mais elle tarde encore à engager sa propre transformation Data et IA. Pour Mick Levy, directeur de l’innovation business pour Business & Decision, les gains sont pourtant considérables pour cette direction.
Alliancy. La direction financière est-elle un acteur de référence sur la Data ?
Mick Levy. Sa situation est assez étonnante. Elle a été la première fonction à s’intéresser à la Data. Cela coïncide avec l’essor du métier de contrôleur de gestion dans les années 1990. Beaucoup de directions financières se sont alors équipées de solutions d’Enterprise Performance Management (EPM), notamment pour le contrôle de gestion, établir des KPI, assurer le suivi budgétaire, etc. Elle est donc partie bien avant d’autres fonctions stars des données, comme le marketing. Mais, elle s’est ensuite fait distancer. Les fonctions financières ont aujourd’hui devant elles de belles perspectives, notamment avec de l’intelligence artificielle, du prédictif, de la data visualisation et du data storytelling.
La DAF est-elle actuellement sponsor des projets Data et IA, en particulier lors d’un rattachement de la DSI ?
Mick Levy. Cette organisation s’observe plutôt dans les plus petites structures et moins au sein des grands groupes où DSI et DAF sont des directions distinctes. Mais dans le cas d’un rattachement, la finance a clairement son mot à dire sur les projets avec un raisonnement souvent très ROIste.
Si l’entreprise souhaite développer une stratégie tournée vers l’innovation, qui suppose l’acceptation d’une part de doute sur la réussite des projets, alors les approches ROIste, plus encore de court terme, ont tendance à tuer les initiatives. Les DAF doivent donc parvenir à supporter un mouvement de transformation de l’entreprise tout en veillant à l’apport d’un ROI maîtrisé.
Les directions financières jouent-elles un rôle moteur dans les programmes de transformation Data ?
Mick Levy. De ma vision, dans les grands groupes, elles sont encore peu actrices et actives dans ces transformations. Néanmoins, on voit des grandes directions financières qui cherchent à se transformer par le digital, la data et l’IA. Elles sont alors non seulement sponsors de la transformation Data/IA de l’entreprise, mais elles-mêmes opèrent cette transformation de leurs opérations.
D’après la DFCG, la gouvernance de la donnée est le nouveau cœur de métier des DAF. Le constatez-vous ?
Mick Levy. C’est un peu une incantation, mais il est clair que la maîtrise et l’exploitabilité des données sont le nerf de la guerre. Dans les grands groupes notamment, où les référentiels de données manipulés sont extrêmement complexes. Les CFO se préoccupent également des problématiques de qualité de donnée, qui peut constituer une entrave à la fiabilité des chiffres qu’ils manipulent et qu’ils publient. C’est un sujet clé, y compris pour les directions financières, de bien maîtriser la qualité, l’exploitabilité de la donnée, mais aussi sa signification. En découlent notamment des enjeux autour de la cartographie des données.
Pour autant, la DAF reste donc dans son silo ?
Mick Levy. Oui, elle opère avant tout dans son propre silo. Je vois très peu de directions financières vraiment impliquées ou sponsors de la transformation Data et plus globalement digitale de l’entreprise. Elles interviendront principalement sur l’allocation des budgets ou le contrôle de gestion, par exemple, mais moins au travers d’une implication directe. La direction financière, comme la DRH, remplit une fonction support, parfois de sponsor, mais les acteurs les plus impliqués de la transformation sont les lignes métiers.
Et qu’en est-il de la transformation de la direction financière elle-même ? Quelle est la valeur des données pour celle-ci ?
Mick Levy. Cette valeur est considérable. La Data est la matière première de la finance depuis toujours. Il y a eu par le passé de grands déploiements de solutions d’EPM. En plus des projets de pilotage budgétaire, celles-ci s’étendent maintenant à de nouveaux usages tels que ceux du pilotage de la masse salariale, de la trésorerie et d’une maîtrise économique de bout en bout maîtrisée par une vision fine des coûts. Après la grande vague sur le contrôle de gestion et le déploiement d’outils EPM arrivent de nouveaux cas d’usage. C’est vrai dans les grands groupes. Mais toutes les entreprises n’ont cependant pas encore réalisé la première étape.
Nous déployons toujours beaucoup de projets d’EPM à destination des contrôleurs de gestion dans l’objectif de collecter l’ensemble des données de gestion et de finance à travers l’entreprise pour ensuite pouvoir les exploiter. Cela permet aussi aux DAF de partager les données de finance avec les autres directions pour s’installer en véritable partenaires de la transformation.
Quelles sont dès lors les prochaines étapes pour les entreprises suffisamment matures ?
Mick Levy. Il s’agira déjà de gagner en agilité, grâce en particulier à des approches data en self-service. Les enjeux portent aussi sur la data visualisation et le data storytelling pour parvenir à sortir du carcan d’Excel. Même si les nouvelles solutions embarquent des outils d’exploration et de présentation, Excel – avec tous ses défauts – reste l’outil de prédilection pour la finance. Il faut pouvoir s’en extraire pour gagner en qualité et offrir des visualisations plus riches, qui vont permettre de raconter des histoires avec les données de finance. C’est ainsi que ces métiers pourront bien transmettre leurs messages et gagner en influence dans l’entreprise.
Depuis 3 ans, nous employons des Data Artists, qui manipulent très bien les outils de données et disposent également d’une bonne formation en design. Grâce à ces compétences, nous avons notamment repensé intégralement le design de tableaux de bord, et cela au service d’une meilleure communication.
Au-delà de la restitution des données, quels cas d’usage de l’IA peuvent être sources de valeur pour la DAF ?
L’automatisation porte aussi sur les processus eux-mêmes au travers des technologies de Robotic Process Automation, le RPA. La finance est un domaine où les processus manuels sont encore très nombreux. Cela signifie qu’il existe un gisement gigantesque d’opérations automatisables.
Un autre levier est celui du prédictif. Nous avons déjà mis en place plusieurs algorithmes de ce genre pour nos clients. Leur but est de prédire les KPI de l’entreprise. Jusqu’à présent, les entreprises s’appuient, pour leurs budgets et actions, sur des prévisions, basées sur des estimations d’experts. Avec l’IA, on va chercher à passer de l’ère de la prévision à celle de la prédiction. Pour cela, l’algorithme exploitera différentes sources de données, de l’historique interne, mais également des données externes, pour prédire ce que sera réellement l’activité. Nous avons par exemple développé des algorithmes de prédiction de l’activité pour des centres de contact avec pour but de prédire le nombre d’appels et ainsi le nombre de téléconseillers nécessaires, ou encore des algorithmes de prédiction du chiffre d’affaires qui viennent ensuite alimenter directement les exercices budgétaires.
D’autres exemples ?
Mick Levy. Un de nos clients dans l’alimentaire a aussi déployé un tel algorithme. Auparavant, c’est un contrôleur de gestion qui faisait de la prévision dans l’ERP, qui servait ensuite pour les achats de matières premières, le staffing des usines, le réglage de la supply chain, etc. Ce chiffre était en entrée de tout le processus. Un algorithme de data science s’y substitue désormais. Nous avons démontré qu’il était plus efficace que la prévision humaine. Le contrôleur de gestion n’est pas dépossédé de son travail cependant. Il dispose maintenant d’un outil qui lui rend un service, qui lui permet d’être plus efficace dans ses missions et qui le laisse se concentrer sur des tâches à plus forte valeur ajoutée.
Et quels sont les gains de l’automatisation pour ces métiers ?
Mick Levy. Le gain est assez direct. Ce sont des activités manuelles en moins pour les collaborateurs, qui gagnent en efficacité. Ils pourront alors se consacrer à d’autres sujets. A ce titre, le ROI est mesurable et direct. Les gains portent aussi sur la réactivité, par exemple sur le reporting mensuel, qui peut être établi non plus à J+15, mais à J+2, voire J+1 pour les plus ambitieux. Au premier jour du mois suivant, les décideurs peuvent disposer d’une vision complète de tous les chiffres officiels de l’entreprise. C’est un enjeu clé, notamment pour des professions réglementées.
Le bénéfice réside aussi dans la montée en qualité des données consolidées et donc les indicateurs publiés et exploités pour la prise de décision. Le gain est aussi là, dans la confiance à l’égard des chiffres sur lesquels l’entreprise s’appuie pour définir des décisions stratégiques.
Il y a aussi beaucoup d’autres gains indirects tels que l’optimisation des opérations des collaborateurs de la DAF, la libération de temps pour des activités à plus forte ajoutée, la sécurité des processus de consolidation et de calcul financiers, etc. C’est tout cela, les gains directs et indirects, qu’il faut prendre en compte.
Des solutions existent, mais les directions financières sont-elles suffisamment acculturées à l’IA et ses usages ?
Mick Levy. Ce n’est pas la direction qui me semble la plus avancée, alors que les gains potentiels sont importants. Pour autant la maturité progresse. Nous réalisons beaucoup de séminaires d’acculturation. S’y ajoute une autre approche, d’idéation, qui permet d’exposer les usages possibles de la Data et de faire ressortir des idées d’usages directement auprès des métiers. Dans les entreprises plus matures, on voit également se monter des équipes en charge de la transformation digitale et Data de la direction financière.
Pour avancer sur ces sujets, quelles sont les grandes étapes que doivent mener les DAF ?
Mick Levy. La première, c’est la prise de conscience. Elles doivent aussi accepter parfois que la démarche ne puisse pas porter un ROI à court terme. C’est un chemin de transformation. Enfin, les directions financières doivent lancer des projets concrets. Il faut tester, mais sur des applications concrètes pour déboucher sur des résultats.