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Le nucléaire à la rescousse des datacenters ?

Le nucléaire à la rescousse des datacenters

Face à l’augmentation de la consommation électrique des datacenters, qui pourrait doubler d’ici 2026, certains acteurs IT – comme AWS, Microsoft, Google et Oracle – prennent des options non négligeables dans l’énergie nucléaire.

La consommation électrique mondiale des datacenters, de l’IA et de la cryptographie pourrait passer de 460 TWh en 2022 (soit près de 2 % de la demande mondiale d’électricité) à plus de 1 000 TWh d’ici 2026, selon l’Agence Internationale de l’Énergie (AIE, en anglais : International Energy Agency / IEA). À titre de comparaison, 1 000 TWh correspondent à la consommation électrique d’un pays comme le Japon. Aux États-Unis, cette consommation électrique devrait représenter plus d’un tiers de l’ensemble de la demande d’énergie d’ici à 2026. En Europe, l’AIE anticipe également une forte augmentation, la consommation devant passer de 100 TWh en 2022 à 150 TWh en 2026.

Dans le même temps, le marché de l’intelligence artificielle générative (pour ne prendre que cette technologie de l’IA) devrait connaitre une croissance exponentielle d’ici 2028. Selon le cabinet de conseil Sopra Steria Next, le volume d’affaires de la GenAI devrait être multiplié par plus de dix entre 2023 et 2028, passant d’environ 8 à 100 milliards de dollars sur cette période.

En France, les chiffres liés au numérique suivent la même tendance fortement haussière. Selon les données fournies par l’Ademe et l’Arcep, si rien n’est fait d’ici 2030 pour réduire l’empreinte environnementale du numérique et que les usages continuent de progresser au rythme actuel, le trafic de données sera multiplié par six et le nombre d’équipements sera supérieur de près de 65 % par rapport à celui de 2020. Cela se traduira par une hausse de 45 % de l’empreinte carbone du numérique en France entre 2020 et 2030, pour atteindre 25 Mt CO2eq. Et d’ici 2050, l’empreinte carbone du numérique pourrait tripler par rapport à 2020.

Dans leur étude, l’ADEME et l’Arcep dessinent un scénario de référence en projetant les évolutions actuelles du numérique. Ce scénario dit « tendanciel », qui s’applique à 2030 et 2050, repose sur l’hypothèse que les tendances observées, qu’elles correspondent à une diminution (par exemple, la diminution continue de la consommation d’énergie unitaire des équipements ou le remplacement du réseau cuivre par un réseau fibre trois fois moins consommateur d’énergie) ou une augmentation (par exemple, le déploiement de nouvelles infrastructures du fait de la croissance des usages) de l’impact environnemental, se poursuivent. Dans ce scénario, tous les impacts environnementaux seraient en forte croissance en 2030 et 2050. Les émissions de gaz à effet de serre du secteur du numérique, notamment, seraient presque multipliées par trois d’ici 2050.

Une augmentation des impacts portée par la croissance des usages

Cette hausse des impacts est portée par la croissance des usages, elle-même soutenue par un parc grandissant de datacenters. Ces derniers pourraient représenter 22 % des émissions de gaz à effet de serre du numérique en 2050, malgré l’utilisation de technologies leur assurant une meilleure efficacité énergétique.

Dans ce contexte, certains acteurs IT se tournent vers l’énergie nucléaire. C’est le cas d’AWS qui, dès le mois de mars 2024, a passé un contrat avec le fournisseur d’énergie américain Talen Energy. L’objectif de la filiale d’Amazon spécialisée dans le cloud est de construire un centre de données dont la puissance finale devrait approcher les 960 MW. La particularité de ce datacenter sera d’être situé à proximité immédiate de la centrale nucléaire Susquehanna Steam Electric Station, d’une puissance de 2,5 GW.

Fin septembre 2024, Microsoft a annoncé avoir signé un accord avec Constellation, l’opérateur qui exploite l’un des deux réacteurs de la centrale nucléaire de Three Mile Island, en Pennsylvanie, arrêtée depuis 2019 pour des raisons économiques. L’autre réacteur est tristement connu pour avoir partiellement fusionné en 1979, provoquant l’un des accidents nucléaires les plus graves aux États-Unis. Microsoft a pour objectif est de générer une production de 835 mégawatts d’électricité à partir de 2028, pour au moins deux décennies, afin d’alimenter une partie de ses datacenters.

Autre acteur IT incontournable à se positionner sur le nucléaire : Oracle. La firme de Larry Ellison a annoncé début septembre 2024 opter pour cette énergie afin de répondre à la forte tension provoquée par l’IA sur ses centres de données. Le spécialiste des bases de données et du cloud mise, lui, sur l’installation de trois petits réacteurs modulaires (PRM en français, SMR en anglais : Small Modular Reactor). Ces derniers se distinguent des centrales classiques en de nombreux points. Leur capacité peut aller jusqu’à 300 MW par unité, soit environ un tiers de la capacité de production des réacteurs traditionnels. En outre, ils occupent physiquement une fraction de la taille d’une installation conventionnelle. Enfin, leur modularité leur permet d’être assemblés en usine et transportés en tant qu’unité vers un emplacement donné.

Enfin, Google – autre acteur majeur de l’IA et du cloud – a annoncé mi-octobre se rapprocher de la start-up américaine Kairos Power, spécialisée dans le développement de SMR. La mise en service du premier SMR se fera d’ici 2030. Elle sera suivie du déploiement de réacteurs supplémentaires jusqu’en 2035, Google tablant à terme sur une production totale de 500 mégawatts. Les SMR de Kairos Power sont pour l’instant à l’état de prototype. La jeune pousse a reçu fin 2023 l’agrément de la Commission de réglementation nucléaire des États-Unis pour déployer un SMR de démonstration dans l’État du Tennessee. Il devrait rentrer en production en 2027.

La difficile maîtrise des coûts, risques et délais de la filière nucléaire

Selon Aurélien Frétard, Partner chez Mews Partners, le recours à l’énergie nucléaire par les acteurs IT peut être analysé sous trois angles : celui de l’énergie, de l’empreinte carbone et des coûts : « Les besoins en énergie sont importants, mais irréguliers dans la journée. La puissance de calcul nécessaire n’est en effet pas la même en pleine nuit et à 18h. Il faut donc une énergie qui soit pilotable. C’est le cas des petits réacteurs modulaires (PMR / SMR) qui ont été conçus pour répondre à des besoins industriels variant dans le temps. En ce qui concerne l’empreinte carbone, le nucléaire permet d’améliorer l’image des propriétaires de datacenters. Ils peuvent en effet communiquer sur l’utilisation d’une énergie presque 100 % décarbonée ».

Enfin, sur la partie « coûts », Aurélien Frétard rappelle que 50 % des coûts d’un datacenter sont liés à la consommation énergétique : « Il faut faire fonctionner les serveurs et les refroidir, ce qui représente près de 80 % des coûts énergétiques totaux… Or, l’énergie nucléaire fait partie des moins chères, du moins en France. Et si, grâce à un ou plusieurs PMR accolés à votre site industriel ou votre datacenter, vous produisez votre propre énergie, vous réalisez d’importantes économies sur le volet ‘distribution’ de l’énergie ».

Mais Aurélien Frétard pointe du doigt un frein majeur au développement du nucléaire pour les propriétaires de datacenters : les délais de livraison des installations. « Entre maintenant et le moment où vous avez besoin de satisfaire des besoins d’électricité en très forte croissance, il faut tenir compte de la capacité – ou de l’incapacité – de la filière à livrer en temps, en heure et en coûts ce qu’elle vend sur le marché. Si l’on prend en exemple le modèle de Nuward (EDF, 2 x 170 MW), un PRM est conçu pour être livrable en 3 ans et demi. Un industriel peut-il se permettre d’investir un milliard d’euros pour quelque chose qui va mettre trois ans et demi à sortir ? Microsoft peut certainement faire un tel pari, en tablant sur l’année 2028, mais la majorité des acteurs ne le peuvent pas. Pour que ce type d’investissement soit pertinent, la filière nucléaire doit entrer dans un mode plus industriel, avec des modèles adaptés et en maîtrisant mieux ses coûts, ses risques et ses délais », conclut-il.

D’autres points de vigilance doivent être pris en compte. « Le nucléaire a toujours été un domaine réservé aux opérations gouvernementales ou à un contrôle serré. Or, les entités commerciales orientent leurs décisions et leurs comportements principalement en fonction des profits. Les relations opérationnelles entre la surveillance gouvernementale et les opérations commerciales ne sont pas claires et présentent donc un risque d’accident », analyse un expert, interrogé sur le salon Big Data & AI Paris, mais qui préfère rester anonyme.

« La localisation des grands centres de données spécialisés dans le cloud est optimale lorsqu’ils sont le plus proche possible de leurs clients (qui ont tendance à se trouver dans les grandes villes). Il s’ensuit que la colocalisation des centrales nucléaires à proximité des centres de population présente un risque d’accident en termes de radiations nocives. Ce n’est pas nouveau (Three Mile Island près de New York), mais l’utilisation accrue du nucléaire augmentera les risques pour les centres de population », conclut cet expert.

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