Numeum : La confiance doit devenir une priorité des acteurs du secteur

A l’occasion des 10 ans d’Alliancy et la sortie de notre numéro spécial anniversaire, l’association Numeum revient sur la décennie passée et sur les nouveaux enjeux du secteur dans une économie désormais mondialisée et confrontée à des crises multiples. Entretien avec ses deux co-présidents, Godefroy de Bentzmann (groupe Devoteam) et Pierre-Marie Lehucher (groupe Berger-Levrault).

Alliancy. Numeum vient de dresser le bilan de l’année 2022 et de présenter ses perspectives 2023 pour les entreprises du numérique en France. Quels points retenir ?

Rencontre avec Godefroy de Bentzmann (Syntec numerique)

Godefroy de Bentzmann

Godefroy de Bentzmann. Malgré nos prévisions initiales prudentes, 2022 a finalement été une très belle année. Après un recul historique en 2020, lié à la pandémie de coronavirus et à la crise qui a suivi, le retour à la croissance amorcé en 2021 s’est confirmé. Le chiffre d’affaires du secteur devrait approcher 61 milliards d’euros en 2022, en France, en hausse de 7,5 %. Les éditeurs et les plateformes cloud continuent d’afficher la plus forte dynamique, avec une croissance de 11,3 %, puis les activités d’Ingénierie et conseil en technologies (ICT) et les Entreprises de services du numérique (ESN), avec respectivement +7,4 % et +5,1 %.

Pierre-Marie Lehucher. Il faut toutefois relativiser. Si nous avons retrouvé la dynamique de 2019 et un bon niveau de revenus, il n’en reste pas moins que des problèmes demeurent, comme la raréfaction des ressources humaines disponibles qui rend la mise en œuvre opérationnelle de notre activité plus compliquée. De nouvelles difficultés sont même apparues, en particulier l’augmentation des coûts liés la cybercriminalité ainsi qu’à la flambée du prix de l’énergie et des matériaux de base. Les entreprises ont été contraintes de revoir leurs priorités et de décaler certains chantiers de leur transformation digitale. Tout cela pourrait avoir un impact sur l’activité du secteur, avec une prévision à seulement 5,9 % de croissance pour 2023.

Depuis le lancement d’Alliancy, il y a dix ans, quelles technologies ont le plus impacté la stratégie des entreprises ? A quoi faut-il s’attendre sur la prochaine décennie ?

Godefroy de Bentzmann. La démocratisation du modèle cloud, avec la généralisation du protocole Internet et son adoption par les entreprises, et le développement des applications mobiles ont été les principaux changements. La data, à travers les technologies de virtualisation dans le cloud, de traitement des grands volumes ou encore de gestion des enjeux de qualité, s’est aussi repositionnée au cœur des préoccupations, devenant un sujet majeur dans tous les secteurs d’activité.

Pierre-Marie-Lehucher,-président-directeur-général-de-Berger-Levrault

Pierre-Marie Lehucher, président-directeur général de Berger-Levrault

Pierre-Marie Lehucher. L’explosion des données disponibles et l’augmentation de la puissance machine, conjuguées aux progrès des algorithmes, a également ouvert de nouvelles perspectives pour l’intelligence artificielle. Dernière tendance à signaler, plus récente : le développement des plateformes collaboratives, qui a permis de généraliser le télétravail, devenu une composante importante de l’organisation des entreprises.

Les prochaines années seront plus complexes sur le plan de l’innovation, car le marché va devoir prendre encore plus en compte la satisfaction de l’utilisateur final, en investissant davantage dans les composantes métiers des applications, avec beaucoup d’accompagnement et de service. L’étape suivante verra des progrès en matière d’informatique quantique, pour décupler la puissance machine, et l’arrivée des nouvelles générations de réseaux mobiles, pour accélérer l’accès à des données toujours plus volumineuses et leur partage.

Dans ce contexte, quelle est votre vision d’un numérique « porteur de sens » ?

Godefroy de Bentzmann. Face aux contraintes de marché et aux nouveaux enjeux, le numérique doit absolument être rentable et utile. Personne n’investit et n’investira dans des applications qui ne servent à rien. Il faut également que le respect de l’utilisateur revienne au premier plan, même si, à l’image des réseau sociaux, ce n’est pas forcément la tendance actuelle. Numeum a une double responsabilité : engager une trajectoire responsable fondée sur la prise en compte de l’impact sociétal du secteur, et mettre en avant les potentialités du numérique au service d’une société plus inclusive, plus éthique et plus écologique.

Dans mon entreprise par exemple, nous avons la volonté de soutenir des causes technologiques qui servent l’homme. Nous évitons les projets qui ne vont pas dans ce sens et orientons nos efforts vers des sujets qui soutiennent les grandes causes, en particulier l’éducation et la lutte contre la fracture numérique. Il n’y aura pas de transition numérique porteuse de sens sans transition sociale et environnementale.

Pierre-Marie Lehucher. Pour être responsable, le numérique doit d’abord répondre au besoin de ceux qui décident d’y faire appel et l’utilisent. Un travail de communication est aussi nécessaire, car le numérique est encore trop souvent décrié, comme consommateur d’énergie, comme facteur d’isolement des gens, etc. Nous devons montrer et démontrer qu’il est utile, en évitant les déplacements, en limitant le gaspillage, etc. Sur le plan social et environnemental, ce n’est pas parce que le numérique est désormais ancré au cœur de la stratégie des entreprises et de notre société, que nous devons négliger ces aspects. Et nous ne devons pas faire moins que les autres industries.

Pour un numérique plus utile et responsable, la transparence et la confiance doivent-elle devenir des priorités ?  

Godefroy de Bentzmann. Nous devons effectivement aller vers une économie de la confiance. Or, nous n’y sommes pas. Cela doit devenir une priorité des acteurs de l’écosystème du numérique, et plus encore des entreprises utilisatrices. Nous pouvons les aider dans ce sens, et les inciter à investir dans cette voie. Mais nos solutions ne sont que des briques, il faut d’abord qu’elles voient la confiance comme un élément de valorisation, de différenciation.

Pierre-Marie Lehucher. Attention toutefois : instaurer une économie de la confiance, ce n’est pas juste déclarer « faites-moi confiance ». C’est un processus complexe, mettant en jeu des problématiques technologiques, juridiques, relationnelles, psychologiques, etc.

Les utilisateurs et les usagers pointent notamment l’effet « boite noire » des applications…

Pierre-Marie Lehucher. Le marché s’est lancé tête baissée dans l’intelligence artificielle, aveuglé par les possibilités offertes en matière de traitement des grandes masses de données et d’analyse. Puis la question s’est posée de l’utilisation des données. Faute d’y avoir réfléchi en amont, il est aujourd’hui indispensable d’accompagner cette révolution numérique en encadrant les pratiques, pour le respect de l’utilisateur final. Il faut pour cela repenser globalement la façon de communiquer, d’interpréter, de rendre confidentiel l’ensemble de cette problématique. On parle par exemple beaucoup de réversibilité pour que les entreprises puissent rester propriétaires de leurs jeux de données une fois les systèmes cognitifs entraînés.

Godefroy de Bentzmann. C’est une question de stratégie d’entreprise, sachant que les directeurs informatiques ne sont paradoxalement pas les premiers concernés. Ce n’est pas à leur niveau que cela se joue. De même, les fournisseurs de technologies ont aussi un rôle à jouer, mais en deuxième rideau, lorsque les entreprises se sont saisies du sujet et décident d’agir, comme c’est le cas avec la prise de conscience autour de l’impact carbone. D’ailleurs, si les entreprises font elles-mêmes la part des choses, une régulation du numérique et de ses usages ne sera pas nécessaire pour avancer plus efficacement.        

Quelles actions concrètes Numeum mène-t-elle pour faire bouger les lignes ?

Godefroy de Bentzmann. Nous essayons de travailler sur tous les sujets ayant trait au numérique responsable, pour sensibiliser l’écosystème et proposer des pistes d’actions. C’est ensuite à nos membres de les mettre en œuvre, en leur sein ou chez leurs clients. Après avoir élaboré avec le Cigref un référentiel « Ethique et numérique » catégorisant les questions sur le sujet, nous avons par exemple lancé l’initiative « Ethical IA » avec différents partenaires pour concevoir, développer et piloter des systèmes d’intelligence artificielle respectueux des droits humains fondamentaux. Cette initiative repose sur trois piliers : un manifeste pour formaliser l’engagement des acteurs, un guide pratique pour s’appuyer sur une méthodologie et des outils, une communauté pour progresser ensemble.

Pierre-Marie Lehucher. Nous menons de nombreuses actions dans d’autres domaines, à travers les travaux de nos commissions « Femmes du numérique » et « Intelligence artificielle », le programme « Numérique responsable », ou encore le comité « Santé » en lien avec l’Agence du numérique en santé. Numeum a également participé à la création du Campus cyber consacré à la sécurité numérique.

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Et sur la dimension environnementale ?

Godefroy de Bentzmann. Nous pilotons une initiative baptisée Planet Tech’Care, qui vise à fédérer l’écosystème autour de la réduction de l’impact du numérique. Elle s’adresse non seulement aux entreprises de notre secteur, mais aussi à tous les acteurs qui utilisent les technologies et veulent s’impliquer dans un numérique responsable : organisations professionnelles, écoles, pôles de compétitivité, associations, fondations, think tanks, etc. En s’engageant autour d’un manifeste, les signataires ont accès gratuitement à un programme d’accompagnement, notamment à des évènements conçus par des experts du numérique et de l’environnement, partenaires de l’initiative. Des réunions tous les mois leur permettent aussi de partager leur expérience, leurs ambitions, leurs contacts, etc. Nous avions voulu commencer par définir des métriques, mais cela s’est avéré compliqué. Il ne faut pas non plus vouloir aller trop vite…

A quels grands défis le marché du numérique risque-t-il d’être confrontés dans les années à venir ?

Godefroy de Bentzmann. Chez Numeum, nous avons identifié deux freins majeurs. Le « numérique bashing » d’une part, mis en exergue par les réseaux sociaux, qui bloque beaucoup d’initiatives. D’autre part, le manque de compétences et de moyens pour mener la transformation digitale aussi vite qu’il le faudrait. S’y ajoute le fait que le marché français du numérique est très morcelé, avec de nombreux petits acteurs locaux, alors qu’il faut aujourd’hui agir à l’échelle mondiale pour rester dans la compétition. Même au niveau européen, le marché n’avance pas dans le bon sens.

Pierre-Marie Lehucher. Il existe un autre risque majeur, que l’on perçoit notamment à travers la mise en place de réglementations, celui d’un repli sur soi des nations ou des organisations internationales pour aborder cette question de confiance nécessaire à un numérique plus responsable, alors que nous évoluons dans un marché désormais international. La façon dont l’Europe aborde les questions de souveraineté vis-à-vis des autres grandes nations ne semble pas aujourd’hui mature, dans une économie aujourd’hui mondialisée. S’il y a un repli sur soi, c’est un danger pour le développement de nos marchés.

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Avec le recul, comment analysez-vous le chemin parcouru par Numeum depuis dix ans ?

Godefroy de Bentzmann. Numeum est devenu l’acteur de référence sur tous les sujets numériques, avec un double rôle : d’un côté, rassembler les acteurs du secteur et porter leur voix, et de l’autre, aiguillonner les réflexions sur les compétences, les questions d’éthiques, les enjeux environnementaux, l’éducation, l’attractivité des métiers du numérique, les diplômes, etc. Même si le numérique est aujourd’hui partout et fait partie de notre société, Numeum reste le pivot autour duquel se prennent les grandes décisions et s’échafaudent les grands chantiers.

Pierre-Marie Lehucher. Ce rôle s’est accentué avec la fusion entre Syntec Numérique et Tech In France, il y a bientôt deux ans. Ce rapprochement nous a permis de dépasser nos éventuels clivages et nos problématiques spécifiques, pour faire face aux enjeux énormes du numérique d’aujourd’hui et de demain.

Justement, comment voyez-vous les dix prochaines années ?

Pierre-Marie Lehucher. Etant donné le nombre croissant d’enjeux et les multiples questions qu’ils soulèvent, notre agenda est extrêmement chargé. L’importance de la data et l’encadrement de son utilisation font partie des grands sujets. Nous devons aussi mettre davantage l’accent sur la dimension européenne du marché du numérique, encore balbutiante. Même si nous menons quelques actions communes avec nos homologues dans d’autres pays, l’approche reste toutefois très nationale. En outre, nos interventions auprès de la Commission de Bruxelles est encore dominée par des grands acteurs extérieurs à l’Europe.  

Godefroy de Bentzmann. Nous sommes à un moment-pivot où Numeum peut et doit devenir l’agora du numérique, plus seulement pour nos membres et leurs clients, mais pour l’ensemble des entreprises utilisatrices et la société en général. Il n’y a pas d’autre endroit ou d’autre interlocuteur pour cela. Par sa maîtrise des sujets et des leviers entre ses mains, Numeum a un rôle clé à jouer. Notamment en travaillant avec des filières et des secteurs d’activités, comme nous le faisons déjà depuis des années avec la Fieec, la Fédération des industries électriques, électroniques et de communication.

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Numeum, un interlocuteur incontournable

Déjà engagés conjointement dans de nombreux travaux, Syntec Numérique et Tech In France (ex Afdel) ont fusionné en juin 2021, donnant naissance à Numeum, « la nouvelle organisation de référence » pour le secteur du numérique en France. Aux yeux de ses représentants, cette opération renforcée fin 2022 par le rapprochement avec le syndicat des TPE-PME du Numérique (ex Cinov Numérique), a constitué une avancée majeure. Elle permet en effet de disposer d’une représentation bien plus forte en France et en Europe, à travers une nouvelle entité susceptible d’accompagner les entreprises du numérique, de la start-up au grand groupe, sur la voie de l’innovation et de la croissance. Les pouvoirs publics disposent ainsi d’un interlocuteur clé et incontournable sur tous les sujets concernant le secteur.

Aujourd’hui, Numeum porte la voix de 2 500 entreprises réalisant 85 % du chiffre d’affaires du marché du numérique en France, estimé à 60,9 milliards d’euros en 2022 pour un total de 600 000 emplois directs.