[Article publié en juillet 2015] Premier pôle de R&D français, regroupant de grands établissements d’enseignement supérieurs en une université Paris-Saclay, des industries et des start-up, le cluster Paris-Saclay commence à fonctionner comme un écosystème dynamique.
Paris-Saclay ? A première vue, des bâtiments de bureau standards dispersés, comme autant de « boîtes à chaussures » posées sans lien entre elles, au milieu des bois et des champs. Celui qui vient pour la première fois sur l’un des sites récents de cet ensemble en devenir – par exemple, les bâtiments Nano-Innov, inaugurés en 2012 sur la commune de Palaiseau (91), qui abritent un Institut du Commissariat à l’énergie atomique (CEA), le pôle de compétitivité System@tic, l’Institut de recherche technologique SystemX –, ne se sent pas d’emblée au cœur du premier pôle de recherche et d’innovation technologique français. Certes, à moins de cinq kilomètres, se situent l’Ecole polytechnique, l’Institut d’optique, le Centre de recherche de Danone, celui de Thales ou encore le futur centre de recherche et de formation d’EDF, qui ouvrira fin 2015. Mais cette proximité géographique suffit-elle à faire de cette zone « le » cluster scientifique et industriel capable de rivaliser avec la Silicon Valley californienne ? La réponse a longtemps été non. Mais le coup d’accélérateur, donné au projet depuis 2008, a changé la donne.
Une « hyperuniversité »
Le premier pôle de cet ensemble, le volet académique, est définitivement constitué. Un décret, fin 2014, a créé l’université Paris-Saclay. Avant l’été, elle aura élu son président : sauf surprise, le biophysicien du CEA, Gilles Bloch. Dès la rentrée 2015, cette université Paris-Saclay inscrira ces premiers étudiants en Masters 1 et 2. En fait, ce « label » désigne une Communauté d’universités et d’établissements (COMUe, 21 en tout) déjà existants. Elle rassemble deux universités, Paris Sud (ex-Orsay) et Versailles Saint-Quentin, neuf grandes écoles, parmi lesquelles Polytechnique, Centrale, Supélec, l’ENS Cachan, HEC, Mines-Télécoms, et de grands établissements de recherche publique comme le CNRS, le CEA, l’Inra, l’Inria. Polytechnique, Supélec, l’Institut d’optique et d’autres sont déjà sur place. A la rentrée de 2017, Centrale s’installera dans ses nouveaux locaux de Gif-surYvette, et l’ENS Cachan arrivera en 2018…
Toutes ces écoles délivreront un doctorat commun. Les chercheurs
Pour autant, avant que Paris-Saclay soit reconnue comme université à part entière par le classement de Shanghai et remplace Orsay-Paris Sud (classée 42e sur 500 en 2014), il devrait encore s’écouler quelques années. Mais ce regroupement est un pas décisif dans l’avancée du projet global de Paris-Saclay. Il a fallu combler le fossé qui sépare en France, universités et grandes écoles. C’est Nicolas Sarkozy, en 2010, qui a un peu forcé les choses. L’ancien président était décidé à faire de Paris-Saclay, l’un des axes majeurs de son projet du grand Paris.
Il y a longtemps déjà que le volontarisme politique central décide de la destinée du Plateau de Saclay. C’est Louis XIV en 1670 qui a fait entreprendre des travaux d’adduction sur cette zone marécageuse, pour alimenter les bassins et fontaines de Versailles. Ainsi drainée, elle est restée une terre agricole fertile jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Mais depuis, sa vocation scientifique et technologique n’a cessé de s’affirmer.
En 1946, après la création du CEA, son haut-commissaire, Frédéric Joliot-Curie, décide de l’implantation d’un grand centre de recherche nucléaire à Saclay, plateau venteux et peu habité sur lequel il aimait se promener avec sa femme Irène, idéal pour des expériences confidentielles, pouvant générer des rejets de gaz. Il acquiert ensuite, pour le CNRS qu’il dirige, le domaine de Gif-sur-Yvette tout proche. Des laboratoires s’y installent. Le campus scientifique d’Orsay est né. En 1965, il y a tout juste 50 ans, le décret créant la Faculté des sciences d’Orsay est signé. La création de villes nouvelles comme Saint-Quentin-en-Yvelines, le démantèlement de l’université de Paris, entraînent un mouvement de décentralisation de grands établissements d’enseignement supérieur, comme HEC, Polytechnique, l’École supérieure d’optique, sur le plateau ou à proximité, qui se poursuit tout au long des années 1970.
Dans ce sillage, de grandes entreprises installent très tôt leur centre de recherche à proximité comme Peugeot-Citroën, Alcatel, Sanofi… Le mouvement s’accélère à la fin des années 1990 avec à l’ouest, le Technocentre Renault à Guyancourt, inauguré en 1998, et à l’est, l’ouverture du centre de R&D de Danone, à Palaiseau, rejoint par des laboratoires de Thales, Kraft Foods, Hotiba (instruments de mesure scientifique) et bientôt EDF. Les années 2000 voient se lancer des réseaux de recherche avancée, comme Digiteo ou le Triangle de la Physique. En 2006, est inauguré le Synchroton Soleil, accélérateur de particules, et lancé le projet Neurospin d’imagerie cérébrale, sur le site du CEA.
En 2008, l’ensemble des établissements académiques et des centres de recherche créent un incubateur commun d’entreprises. Incuballiance est le premier exemple concret de mutualisation des forces des acteurs du plateau, rappelle Pierre Moreau, son directeur. Avec 50 projets accueillis pour deux ans, 160 sociétés créées depuis le début, c’est l’un des premiers incubateurs technologiques franciliens. Il reçoit des porteurs de projets qui peuvent déjà présenter un prototype qui fonctionne et une preuve de concept. « La moitié vient de l’écosystème local : chercheurs ou ingénieurs des laboratoires partenaires qui veulent lancer leur entreprise, étudiants qui ont déjà avancé leur projet dans l’incubateur de leur école ; l’autre moitié est constituée d’entrepreneurs indépendants, qui veulent se rapprocher de cet écosystème », détaille Pierre Moreau. Les incubés peuvent bénéficier d’une formation à l’entreprenariat à HEC.
Dès 2010, Paris-Saclay est déjà l’une des premières concentrations de laboratoires de recherche et de centres de R&D d’Europe. Etudiants, chercheurs, grandes entreprises, start-up : tous les ingrédients pour devenir une Silicon Valley française sont là. C’est cette promesse d’ouverture vers la recherche académique, cet effet campus, qui a décidé EDF en 2008 à choisir d’implanter là son premier centre de recherche (un millier de chercheurs) français, dans un bâtiment ouvert, « où nos chercheurs seront immergés dans l’innovation, alors qu’actuellement, à Clamart, ils sont enfermés derrière des murs et des barrières », indique Jean-Paul Chabard, directeur du projet Saclay d’EDF.
Cinq secteurs stratégiques
Comme le dit la brochure institutionnelle de l’établissement public Paris-Saclay (EPPS) : « Il ne s’agit pas de créer un cluster car Paris-Saclay est déjà un cluster. » Un cluster pluridisciplinaire sur lequel cinq secteurs ont été identifiés : aéronautique-défense-sécurité, TIC, santé, gestion intelligente de l’énergie, mobilité. « Tout ceci était resté peu synergique », admet Pierre Veltz, président de l’EPPS. L’enjeu est désormais d’améliorer la mise en réseau de tous ces acteurs et de rendre le lieu plus vivant. Labellisé Idex (initiative d’excellence), le campus se voit doter de 950 millions d’euros dans le cadre des investissements d’avenir fin 2011, dont il touche chaque année les intérêts (33 millions d’euros). L’Idex a lancé de grands projets structurants, pour faire travailler ensemble des établissements, comme Center for data science, qui structure tous les travaux sur le big data. Tous les sigles que les politiques publiques d’encouragement à l’innovation ont su inventer ont été un jour ou l’autre appliqués à Saclay : OIN (opération d’intérêt national), Idex, labex (laboratoire d’excellence), IRT, SATT, dernière en date en 2014 (société d’accélération de transfert technologique).
Un lieu de vie à rendre accessible
Désormais, Paris-Saclay est autant un projet scientifique et économique, qu’un projet d’aménagement urbain. La construction de nouvelles résidences étudiantes (plus de 6 000 chambres programmées pour 2018) est lancée. Une maison de l’étudiant tout en bois, à la fois cafétéria, lieu de coworking, devrait ouvrir à la rentrée. Les concours d’architecture se multiplient, comme tout récemment celui pour la conception d’un bâtiment d’enseignements mutualisés au sein duquel seront hébergés des programmes pédagogiques mutualisés entre Polytechnique, Mines-Télécom, ParisTech, et l’Institut d’optique (IOGS).
En 2014, dans une halle reconvertie de l’université Paris Sud, s’est ouvert Proto204, une plate-forme d’innovation, de création et de formation qui met en contact étudiants, chercheurs, entreprises. Expositions, rencontres, conférences, accueil de manifestations : c’est un peu l’équivalent saclaysien du Numa parisien, à deux pas de chez Yvette, qui fut longtemps le seul bar-lieu de concert du campus. D’autres « lieux connecteurs », comme le 503, centre d’innovation et d’entrepreneuriat de l’Institut d’Optique, l’eLab d’Hec pour la formation entrepreneuriale ont ouvert et pas moins de quatre FabLabs sont en activité (Digiscope, La Fabrique, Inno’ka, Photonic Fablab). Autant de lieux de rencontres des différents publics. Enfin, le Paris Saclay-Invest, qui met en relation start-up et investisseurs, lancé en 2013 avec 36 participants (200 en 2014) prend de l’ampleur. Il aura deux cessions cette année en juillet et décembre. Depuis 2012, les acteurs du terrain ont le sentiment qu’il « se passe quelque chose », décrit Pierre Moreau d’Incuballiance. Les échanges ne se limitent plus à des projets de recherche, « les gens se mettent plus facilement autour d’une table, apprennent à se découvrir ». L’urbanisation se dessine. Au cœur de la zone, l’EPPS aménage deux quartiers structurants : celui de Polytechnique sur les communes de Palaiseau et Saclay, et celui du Moulon sur les communes de Gif-sur-Yvette, Orsay et Saint-Aubin. Commerces, logements familiaux… doivent trouver place dans cet ensemble, qui se veut un éco-territoire exemplaire, appliquant les meilleurs procédés de gestion intelligente de l’énergie, de l’eau, développés avec l’aide des laboratoires voisins, et développant une plate-forme numérique commune pour des applications de ville intelligente.
Désormais, une communauté se mobilise pour faire de Saclay un lieu de vie. Les 30 principaux employeurs (Thales, Horiba, Danone, CEA…) de Paris-Saclay, représentants 30 000 salariés ont fondé l’association Polvi, qui œuvre pour l’amélioration de la vie matérielle sur le pôle : services aux personnes (conciergerie d’entreprises, crèches, restauration, services médicaux, etc.) ; mutualisation des services techniques en développement durable (déchets, voirie, etc.)… et transports. Le transport reste, en effet, un point noir et une préoccupation primordiale à Paris-Saclay. Pour circuler au sein du pôle, des étudiants ont lancé Smartautostop, un genre d’Uber pour piéton… gratuit. L’application permet de trouver un automobiliste qui vous emmène à l’autre bout du plateau. D’autres étudiants ont planché sur un téléphérique…
Si le plateau de Saclay devient un lieu de vie, audelà des communes périphériques en contrebas, il pourra (peut-être) maintenir les entreprises qu’il fait naître. Car Pierre Moreau constate qu’aujourd’hui les entreprises incubées, une fois qu’elles prennent leur envol, résistent mal à l’attraction de Paris intra-muros… C’est évidemment la liaison Paris-Saclay qui sera déterminante dans l’avancée du projet. Le premier tronçon de la ligne 18, OrlyVersailles, de Palaiseau-Orsay-Gif à Saclay-CEA, autorisant des correspondances avec la ligne 14 et les RER B ou C, et dont le coût s’élève à 3 milliards d’euros, est promis pour 2024. Pour bien des entreprises qui ont fait le choix de Saclay, comme pour tous les promoteurs du projet, l’achèvement de ce chantier est une condition sine qua non de sa réussite. En attendant, dès cette année, un site de bus en ligne propre reliera la gare RER de MassyPalaiseau au Christ de Saclay en passant par l’Ecole polytechnique en 15 minutes.
Même si la plupart des élus approuvent ce projet et reconnaissent la chance qu’il représente pour l’attractivité de la France et son développement, le volontarisme colbertiste de l’Etat, sa domination de l’EPPS, la crainte des habitants déjà présents de voir des paysages s’urbaniser à marche forcée, soulèvent des oppositions. Dernièrement et pour la première fois, la commission d’enquête sur le Contrat de développement territorial (CDT) du Plateau de Saclay a rendu un avis défavorable au projet d’aménagement de la frange sud, reflétant les réserves des élus et des habitants. Même si tout s’est accéléré, la route à parcourir est encore longue.