Pierre Louette, directeur général adjoint du groupe Orange, préside, depuis novembre 2013, le comité Transformation numérique du Medef, qu’il anime avec deux vice-présidents, Patrick Bertrand (Cegid) et Christian Poyau (Micropole). Son souhait est de s’inscrire dans la continuité de l’action de son prédécesseur, Philippe Lemoine*. Il a surtout souhaité ajouter le mot « transformation » à ce comité, pour bien montrer que ce mouvement est un processus engagé, qui impacte tout.
Alliancy, le mag. Vous êtes, depuis novembre 2013, président du comité Transformation numérique du Medef. Est-ce une nouveauté?
Pierre Louette. Pour la première fois, le Medef s’inscrit pleinement dans la génération numérique. Son président, Pierre Gattaz, vient de la connectique, en tant que patron de Radiall et ancien président de la Fieec, il était déjà très impliqué dans ce domaine. Geoffroy Roux de Bézieux, vice-président délégué du syndicat, est à la fois un acteur des télécoms et des MVNO, mais aussi un investisseur à titre personnel dans des fonds actifs dans le numérique. Ces deux figures emblématiques du Medef m’ont demandé de prendre la tête de ce comité, que nous avons renommé « Transformation numérique », pour mieux incarner ce mouvement, qui, en effet, va transformer en profondeur les entreprises et les modèles d’affaires. Le Medef se doit d’accompagner ses adhérents dans ces mutations.
Le numérique, justement, est-ce de la technique ou une révolution culturelle ?
Le numérique, c’est à la fois un secteur en tant que tel et un mouvement trans- versal. Cela rend d’ailleurs les choses plus subtiles… Le numérique se trouve largement représenté au sein du Medef par les syndicats « cœur de métier », mais il concerne tous les secteurs d’activité, qui en sont des usagers. Il y a bien l’idée et la conscience d’un mouvement transversal qui affecte tous les secteurs en général en se nourrissant de l’innovation et des talents des acteurs historiques. Nous avons donc ce double défi à relever qui consiste à la fois à promouvoir une filière française du numérique et à porter le message d’une nécessaire transformation collective. Ce qui fait beaucoup d’ambitions ! Nous sommes tous sur la brèche.
Comment voyez-vous votre mission ?
En tant que responsable d’entreprise, il y a une volonté de partager une expérience, de porter un message et d’incar- ner, à chaque fois que possible, cette transformation en cours. Pour autant, il y a la volonté de montrer qu’il faut rester attentifs à tout ce qu’elle peut apporter tant de positif que de plus dangereux. Dans les deux cas, le Medef a un rôle à jouer, et doit s’appuyer notam- ment sur la récente étude conduite par le cabinet McKinsey : « Accélérer la mutation numérique des entreprises : un gisement de croissance et de compétitivité pour la France ».
Leurs conclusions montrent un certain retard français…
Le numérique est clairement un facteur de productivité et de création de richesses, avec un vrai potentiel de croissance. La valeur ajoutée qu’il génère représente 5,5 % du PIB français. Elle devrait atteindre 6 % en 2016 et 7,5 % en 2020. C’est plus que les services financiers ou l’agriculture… C’est donc bon à prendre ou en train d’être pris, même s’il faut accélérer pour en bénéficier encore plus vite. Cependant, il faut rester vigilant autant que réactif, proactif même, car le numérique remet en cause les modèles, dans une période de crise macroéconomique… C’est en quelque sorte une « chance dangereuse », car les entreprises qui ne l’adoptent pas très vite pourraient se retrouver assez fortement perdues et ne pas voir un concurrent arriver, ou le voir trop tard…
Que fait le Medef pour y remédier ?
Tout le monde se gargarise sur la « destruction créatrice »… Au Medef, nous restons surtout attentifs aux nouveaux emplois réellement créés par le numérique, d’où le fait que nous travaillons beaucoup sur la formation et les filières. Il peut y avoir un effet de transferts ou, de destructions d’emplois en nombre supérieur aux créations. Ce n’est pas un message négatif, mais nous devons rester vigilants pour le comprendre et l’accompagner. Dans la distribution par exemple, des emplois vont disparaître et d’autres apparaître, comme dans la logistique … Les agences bancaires ont aussi à se réinventer, tout comme les assurances… Le Medef (en tant que partenaire social), le gouvernement, et les acteurs de la formation tout au long de la vie (dont le système éducatif dans son ensemble), doivent accompagner cette transformation numérique, que j’appellerai plutôt « transition », du point de vue de l’emploi et de la démographie. C’est vraiment l’un des sujets les plus importants, pour que ce fameux mouvement schumpétérien ne devienne pas créateur de déséquilibres structurels.
Avez-vous un message à transmettre aux entreprises? Saisissez cette chance incroyable qui est là, celle de grandir, de vous internationaliser… Le numérique est une porte sur le monde ! Bien sûr, il va falloir régler toute une série de problèmes… de paiement, de facturation, de standard, de sécurité ou, encore, de logistique. Mais ne pas y aller, c’est prendre le risque d’être dépassé.
Ne faudrait-il pas également repenser la relation entre grands groupes et start-up ?
Nous y travaillons beaucoup au sein du Medef, comme chez Orange, où je m’occupe notamment des achats et de la stratégie d’investissement digital. Nous étudions de nouvelles solutions pour offrir un traitement privilégié en la matière aux jeunes entreprises de croissance. C’est en cours. Ce que je peux ajouter c’est qu’Orange, comme d’autres groupes, a mis en place dans le monde entier toute une série d’accélérateurs, les Orange Fab. Ces structures sont vraiment une bonne méthode à suivre pour l’interaction entre un grand groupe et une start-up. Celle-ci peut ainsi, pendant quelques mois, « vivre » avec nous, accéder à nos ingénieurs, commerciaux ou stratèges… et, peut-être, nous convaincre de travailler ensemble sur le long terme. Nous prenons parfois des parts modestes au capital, mais l’idée est surtout d’accélérer les innovations que nous jugeons intéressantes dans l’un des maillons de notre chaîne de valeur. Faut-il encore savoir ne pas écraser le petit… C’est quelque chose qu’il faudrait généraliser dans tous les groupes du CAC 40.
Les Etats-Unis représentent 83 % de la capitalisation boursière des entreprises numériques, contre 2 % pour l’Europe. Que pensez-vous de cette hyperdomination ?
Tout d’abord, le Medef accueille toutes les entreprises qui veulent rejoindre le mouvement et Google, par exemple, y adhère en France. Ensuite, nous avons beaucoup à apprendre de telles entreprises. Bien sûr qu’il faut les imiter, adopter le numérique et en faire cette chance incroyable que certains ont su saisir. Mais il ne faut pas risquer de laisser s’établir de nouveaux oligopoles, fussent-ils constitués sur la base de produits de qualité… Il est important que cette question soit débattue et que des garde-fous soient posés. Au Medef, comme chez Orange, nous sommes pour des systèmes ouverts et concurrentiels. L’entreprise vit de la concur- rence. Là, nous sommes face à des acteurs qui ne jouent pas toujours le jeu ou qui choisissent leurs règles. Et c’est d’autant plus gênant que, de notre côté, nous sommes soumis à des règles de contrôle de la concurrence très strictes.
Y a-t-il urgence à créer un marché unique du numérique ?
En Europe, il y a urgence à créer un vrai marché unique au sens large. Un « vrai marché », ce n’est pas seulement une libre circulation proclamée des biens et des services. C’est une vraie capacité à déployer des actions dans vingt-huit pays à la fois. Aujourd’hui, il y a vingt-huit « tout » quand même… Certes, il y a théoriquement un marché unique, mais qui, en pratique, est loin d’être intégré, encore moins fiscale- ment ou culturellement. Nous avons un grand intérêt – et le Medef est un mouvement proeuropéen – à pousser cette intégration accrue de l’Europe.
L’équipe ministérielle en charge du numérique a changé récemment. Quels doivent être les chantiers prioritaires de la France dans ce domaine ?
Emmanuel Macron et Axelle Lemaire sont de la génération du numérique ; nous ne pouvons que nous en satisfaire. Ensuite, il faut que l’Etat intègre cette dimension dans toutes les actions de simplification et de recherche d’éco- nomies qu’il souhaite mener. Tout ceci est bien engagé : la mission Lemoine sur l’économie, les travaux du CNNum ou de la mission Etalab sur l’open data avec la récente nomination d’Henri Verdier comme chief data officer du gouvernement. C’est très bien et les signaux donnés sont ceux d’un gouvernement qui s’est saisi de ces enjeux. Pour autant, nous souhaitons qu’il n’y ait pas de passion trop grande pour une régulation du Net qui irait trop loin… Il ne faudrait pas tomber dans une vision extrême, qui est celle de l’Eu- rope aujourd’hui. On attend enfin un Etat capable de favoriser le cadre du déploiement du très haut débit et celui de l’accès au numérique pour tous.
Quels conseils donneriez-vous aux entreprises qui veulent se lancer ?
Il faut qu’elles se demandent en permanence : A quoi n’ai-je pas pensé ? Que ne suis-je pas en train de faire maintenant que je devrais faire ? C’est vraiment cette stratégie de différenciation qu’il faut adopter qui passe par une remise en cause réelle des acquis et habitudes. Gagner le match veut dire toujours se creuser les méninges ; voir ce que l’on peut apporter de différent à son client… L’écouter, encore et encore ; anticiper ses besoins et, toujours, chercher l’innovation de rupture. C’est particulièrement vrai dans le numérique, car si l’on a une bonne idée, on peut assez vite la mettre sur le marché.
C’est ainsi qu’Uber est né…
Et que d’autres naîtront j’espère ! Uber est de ceux qui ont su flairer l’opportunité de la rupture sur un secteur très traditionnel et réglementé. Récemment, je suis passé devant le chantier énorme de leur futur siège à San Francisco, à proximité de celui de Salesforce. De telles entreprises sont en rupture, ont pris des parts de marché, ont inventé leur marché. C’est vrai parfois que la défense de positions établies reste encore, pour certains dirigeants, un réflexe naturel… Mais, je le répète, on risque plus à ne rien faire qu’à faire ! C’est aussi dans le rapport McKinsey.
Une note plus optimiste pour conclure ?
La France compte une nouvelle classe de dirigeants qui commencent à incar- ner ce changement. De plus en plus de jeunes patrons, brillants, inventent des PriceMinistrer, Criteo, Vente- Privée… Ce qui prouve qu’il n’est pas interdit de réussir en France. Ça peut même aller très vite, à l’image de Blablacar qui vient de lever 80,6 millions d’euros auprès d’Index Ventures… L’environnement fiscal et législatif n’aide pas toujours, mais nous avons un potentiel énorme et un très bel avenir devant nous.
* Plus d’opportunités que de risques pour la France… C’est l’une des conclusions du rapport de Philippe Lemoine sur « la Transformation numérique de l’économie française », auquel plus de 500 experts ont collaboré. Remis le 7 novembre au gouvernement, ce document de 328 pages est consultable en ligne (https://stample.co/transnum), et l’on peut même donner son opinion sur les différentes mesures émises. |