Philosophe de formation, Pierre Musso analyse l’impact de la crise actuelle du Coronavirus sur le monde de l’entreprise. Il trace également des pistes de réflexion pour l’après-confinement.
Alliancy. Comment voyez-vous le confinement, tel que vécu par les entreprises ?
Pierre Musso. Déjà, il faut bien différencier les entreprises, en fonction de leur taille. Sur les 4 millions environ d’entreprises qu’il y a en France, 99 % d’entre elles sont des TPE/PME et ETI. Seules entre 200 et 250 sont de très grandes entreprises. C’est important d’avoir en tête cette diversité dans la façon d’affronter la crise actuelle, car elles n’ont pas les mêmes moyens, ni les mêmes ressources…
Sur l’après-immédiat les concernant, beaucoup d’entreprises pensent que nous traversons une mauvaise parenthèse et qu’il faut gérer uniquement les questions de trésorerie, importantes évidemment. Mais, au-delà de cette parenthèse qui pourrait durer 3-6 mois, un an, voire deux ans… on reviendrait comme avant. La stratégie consisterait donc à gérer cette période intermédiaire comme une parenthèse, ce qui serait évidemment une erreur. L’après ne sera pas comme avant !
Pierre Musso. Cette pandémie est d’abord un choc de réalité, mais aussi un choc aux sociétés dans lesquelles nous vivons et dans notre rapport avec la biodiversité et, à court terme, un choc économique et social pour beaucoup d’entre nous. Il n’y a qu’à voir l’explosion du nombre de chômeurs aux Etats-Unis en quelques semaines… Ensuite, on peut s’attendre à une crise politique, voire de sens, car tous les pans de la société seront ébranlés dans les mois à venir…
Peut-on voir le numérique et le télétravail comme un « bien » pour tous en cette période ?
Pierre Musso. Concernant le télétravail, il est clairement subi pour certains, même s’il y a des aspects positifs dans cette forme de travail. Mais tout dépend dans quelles conditions. A l’origine, il s’agissait de lutter et de réduire la pollution en diminuant les déplacements et de décongestionner les grands centres urbains, tout comme faciliter la vie quotidienne des travailleurs. En ce moment, il peut y avoir de réels excès, notamment sur la gestion des temps. Il faut respecter des règles : les horaires doivent être les mêmes qu’en présentiel…
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Ensuite, tout dépend du système d’information en place dans l’entreprise, qui n’est pas toujours performant. Dans ce cas, le télétravail devient une contrainte encore plus grande… Il faut donc avoir bien formé et équipé son personnel, et soutenir chacun dans la prise en main de ces outils. Ce n’est pas toujours une évidence… Aujourd’hui, dans n’importe quelle entreprise ou organisation, le système de production est le système d’information. Sa qualité devient donc tout à fait stratégique.
Au-delà de la gestion de crise immédiate, à quoi va être confrontée l’entreprise ?
Pierre Musso. Je vois trois points à relever rapidement. Le premier est de revenir sur ce qu’est l’entreprise, pour mieux comprendre ce qu’elle va devoir être ou devenir demain… Une entreprise est une communauté humaine qui a une mission, qui obéit à des rythmes et qui entretient une relation avec la société. Il va donc falloir revenir sur sa gouvernance en tant que communauté humaine, notamment pour les plus grandes. Ce sera moins le cas pour les plus petites entreprises où l’échange humain est permanent.
Pour les ETI et les plus grandes, on ne peut plus penser l’entreprise abstraite, sans usines… Il faudra une gestion beaucoup plus collective. Il ne pourra plus y avoir une direction qui décide et un collectif qui suit. Il va falloir mieux ancrer l’entreprise dans la société, dans la proximité et dans son rapport à la biodiversité.
La Loi Pacte va dans ce sens…
Pierre Musso. Tout à fait. La loi Pacte a introduit l’idée d’institution et pas simplement d’organisation. Elle insiste notamment sur la mission. C’est cela qu’il va falloir réellement définir, voire redéfinir et élargir… Certaines l’ont fait, mais ce n’est pas un artifice de management. C’est une réflexion en profondeur : quel bilan fait l’entreprise entre ce qu’elle donne à la société et ce qu’elle prend ? Même chose vis-à-vis de l’environnement. Toute sa puissance se jouera dans sa capacité à faire constamment ce bilan entre prendre et donner.
La question des rythmes va se poser également. Il faut des ralentisseurs ! On ne peut plus être dans l’hyper-vitesse. Toute l’histoire de l’entreprise est liée à l’horloge, aux rythmes humains et aux cadences machiniques… et à leur articulation. On ne peut pas aller sur des rythmes humains qui soient de plus en plus alignés sur des cadences machiniques, tel l’ordinateur aujourd’hui… Cela devient fou. Il faut demain prendre le temps d’échanger, de réfléchir collectivement, de ne pas copier uniquement la vulgate managériale et de la répéter sans vraiment se l’approprier… La prospective en ce sens va être très importante.
Certaines grandes entreprises industrielles en font toujours…
Pierre Musso. Heureusement, car l’Etat n’en fait plus ou très peu et les PME encore moins. Penser le temps long et tout ce qui va changer le rapport au temps va devenir essentiel.
Même en étant face à autant d’incertitudes ?
Pierre Musso. Oui, au contraire. Ce n’est pas de penser les tendances lourdes dont je parle. On sait à peu près ce que sera la démographie, l’urbanisation… Ce que l’on ne sait pas par contre, ce sont les grandes ruptures comme celle que nous vivons aujourd’hui ou, précédemment, la Chute du mur de Berlin… On sait qu’il va y en avoir de plus en plus, mais personne ne veut les penser. Qui aurait imaginé il y a six mois qu’il n’y aurait plus de voitures dans les rues, que la croissance tomberait à ce point… Au mieux, on analyse les signaux faibles et on les extrapole. Donc cette capacité à penser les grandes ruptures est fondamentale, d’où l’importance de la prospective.
Et le troisième point auquel les entreprises seront confrontées ?
Pierre Musso. C’est le lien au local, la proximité… Le territoire devient un facteur de production que l’on ne peut plus ignorer. Si on regarde l’histoire industrielle du XIXème siècle, l’entreprise était une « grosse » société, y compris sur un mode paternaliste ou utopique, avec un vrai lien à la nature, à la culture, à la formation, à la vie de l’ensemble du monde salarié et, éventuellement, d’une région… Ce n’est plus le cas aujourd’hui de la plupart des entreprises, notamment les très grandes. Le fait qu’elles soient accrochées à une certaine vision de la mondialisation, au mépris de l’économie réelle, va être largement questionné.
En interne, que faudra-t-il changer ?
Pierre Musso. Au-delà du système d’information bien pensé et bien conçu, la capacité de gouvernance au sein des entreprises va devoir être beaucoup plus intégrative. Non seulement des consommateurs, ce qui est déjà le cas, mais aussi des collaborateurs et du lien aux acteurs du territoire, pour élargir la mission d’entreprise.
Comment répond-elle aux attentes sociétales ? Cette question de la responsabilité va devenir centrale. C’était un peu le cas précédemment, mais sur le mode de la morale, de l’éthique… Ce « missionwashing » ne pourra plus tenir et ira bien au-delà de la RSE. On le voit déjà, par exemple, avec les entreprises qui répondent à la crise sanitaire en se transformant, en réorientant leur production vers la fabrication de masques, de gels hydro-alcooliques, de respirateurs… Elles ne sortiront pas indemnes de cet épisode, elles ont déjà transformé leur rapport à la société.
Comment voyez-vous ce que vous exprimez s’appliquer aux grandes entreprises de la Tech, telles les Gafa par exemple, qui sont souvent loin de l’économie réelle ?
Pierre Musso. Ces entreprises sont face à ce choc de réalité aujourd’hui. Elles pensent certainement que tout va redevenir comme avant et, malheureusement, certaines souhaitent en profiter. Mais cela va être de plus en plus difficile de tenir cette position et ce sont leurs collaborateurs qui réagiront… C’était déjà un peu le cas dans la Silicon Valley chez Google ou Amazon, mais ce mouvement va devenir de plus en plus puissant.
Pour l’instant, tout le monde vit cette crise dans sa chair, mais demain, le sens de sa vie, c’est-à-dire le rapport au travail, à l’autre, à la société, à l’entreprise… va se traduire dans la façon de gouverner et de définir collectivement la mission de l’entreprise. Il va y avoir une grande mutation, d’abord car la crise va être dure et que nous n’en sommes qu’au début… C’est une crise de l’économie réelle que nous allons vivre et non une crise financière comme en 2008.
Pour s’en sortir, que pourrait être l’innovation demain dans l’entreprise ?
Pierre Musso. Il faut une reconnaissance plus grande de la recherche, y compris de la recherche fondamentale. On pouvait s’étonner de l’intérêt que certains chercheurs allaient étudier les virus au fin fond du Laos… A quoi cela pouvait-il servir ? En fait, ils allaient sur le terrain pour comprendre le développement de virus qui aujourd’hui stoppent toute l’économie mondiale… Il faut qu’il y ait un meilleur équilibre entre la recherche fondamentale et la R&D en général. Il faut aussi que l’on arrête de considérer cela comme un centre de coûts, avec une volonté de ROI très rapide. Ce rapport au temps va donc également se retrouver dans la recherche.
L’autre point sera que l’innovation ne sera plus seulement techno-scientifique, mais surtout sociale et culturelle. Comment innove-t-on dans les modes d’organisation, dans le rapport à la société, à l’environnement… ? L’entreprise, au-delà de la mission et de la responsabilité, devient une institution qui joue un rôle sociétal, voire politique… Elle ne peut plus être limitée au champ de la production de biens ou de services. On le voit d’ailleurs dans la crise actuelle, les Etats sont obligés de travailler étroitement avec le monde de l’entreprise, et certaines sont très mobilisées pour affronter la crise sanitaire.
Caissiers, livreurs, chauffeurs, cuisiniers… Ce renversement du discours concernant les « petits » boulots ira-t-il au-delà de la crise actuelle ?
Pierre Musso. Beaucoup de sociologues avaient déjà alerté sur l’importance de ces « petits boulots » malmenés, qui sont fondamentaux ! C’est ce que j’appelle le choc de réalité. La vulgate managériale a fait que l’on a oublié toutes ces chaînes de travail… y compris par la perte de responsabilités. A l’échelle mondiale, on a vu se développer les chaînes de sous-traitance… et l’on ne sait plus vraiment qui en est responsable. Dans l’entreprise, de qui dépend la personne qui vient nettoyer les bureaux, qui cuisine/sert les repas ou vient livrer un colis… Cette question de la responsabilité va redevenir centrale. L’entreprise immatérielle ne peut pas exister, telle que l’imaginait déjà au début des années 2000 Serge Tchuruk, patron d’Alcatel et adepte du « fabless ». C’est ce qui fait qu’aujourd’hui, nous n’avons plus d’usines pour fabriquer des masques, du gel ou, pire encore, des médicaments. Ce qui est totalement absurde…
On constate que techniquement et scientifiquement, nous sommes une société hyper puissante, mais totalement fragilisée sur les choses élémentaires. C’est aussi ce qui s’est passé pour ces « petits » boulots : on les a tout simplement oubliés. Mais, là encore, il faut revenir à la mission de l’entreprise et à sa responsabilité.
Les entreprises ont-t-elles toutes cette capacité de résilience ?
Pierre Musso. Cela dépend beaucoup du management des entreprises. Certaines se posent déjà la question du travail, du rapport à l’environnement, au territoire… D’autres, par contre, ont mis ces questions de côté et ont développé une vision de court-terme. Ce sont elles qui vont être confrontées à ce choc de réalité. Là est la grande différence.
Peut-on d’ailleurs parler de secteurs d’activité plutôt que d’entreprises à ce sujet ?
Pierre Musso. Oui, mais c’était déjà le cas. La crise de 2008 a été une crise financière car les banques n’assuraient plus le risque. A partir du moment où elles déléguaient ce risque à d’autres, on a vu arriver la crise des subprimes et ses conséquences au niveau mondial. Aujourd’hui, c’est la même chose pour le secteur de l’assurance, qui doit aussi assumer le risque face aux pertes d’exploitation de nombreuses entreprises.
Au-delà d’assumer le risque, comment mieux s’y préparer ?
Pierre Musso. La meilleure réponse est de développer la prévention, notamment dans tous les grands services collectifs où le vivant est au centre, comme la santé, l’éducation, la recherche… Soit on va intégralement les numériser sous un mode consumériste et là, on court à la catastrophe. Soit on les valorise comme services essentiels de la société, en multipliant les services de prévention, de recherche, d’éducation en matière sanitaire…
Tout ce que vous exprimez dans cet entretien, c’est un grand retour de l’humain, du vivant au sens large au centre des priorités…
Pierre Musso. Revenir à la fois au temps long et à la mission, surtout que là tout le monde comprend la fragilité du vivant, de la biodiversité et de l’être humain. On a cru pouvoir régler beaucoup de choses sur le mode machinique… Plus grave, comme la machine devient centrale dans nos systèmes de production et qu’elle est très performante, on a voulu aligner l’humain sur la machine… C’est fondamentalement une folie. L’analyse strictement économique de tous ces phénomènes est très insuffisante. Il faut absolument y intégrer les sciences humaines et sociales dans leur grande diversité. Il faut prendre en compte la fragilité de la puissance. On pense que la puissance n’a pas son contraire du fait de la technologie, de la science, de l’économie… C’est une erreur. La crise actuelle en est la preuve, avec ce retour à la fragilité, à l’humain, à la biodiversité et ce n’est qu’un début. C’est d’ailleurs peut-être la première des grandes crises de ce type, qui pose clairement la question de notre rapport au monde.
L’industrie en première ligne
« L ‘industrie, c’est d’abord une communauté humaine : le monastère, la manufacture ou l’usine, c’est toujours une communauté humaine en dialogue. Dans la chanson « Les mains d’or » de Bernard Lavilliers, les mots « acier rouge et mains d’or » renvoient la définition même de l’industrie : la main pensante et le cerveau agissant. Aujourd’hui, on est de moins en moins dans la manufacture qui a été créée au XVIIe siècle, on est plutôt dans la « cerveau-facture » avec non plus la main d’œuvre mais le « cerveau d’œuvre ». Le système de production, aujourd’hui, c’est un système d’information. »
Extrait de la « La religion industrielle. Monastère, manufacture, usine. Une généalogie de l’entreprise », de Pierre Musso (Fayard, 2017).