Piquante leçon sur la géographie de l’immatériel

Notre nouvelle chroniqueuse Diane Rambaldini raconte une expérience récente auprès d’un public de lycéens. En partant d’un simple message WhatsApp, elle plonge dans leur (mé)connaissance du monde numérique. Avec à la clé, un message pour les recruteurs.

Dernièrement, j’ai pu mener une expérience amusante auprès des élèves de seconde B du Lycée Sainte Rita. Je vous récapitule le dialogue :

 Message WhatsApp :  un vol long-courrier…
… sous les radars des lycéens

A 15h20, ils s’affalent devant moi et je me lance :

  • Jouons à un p’tit jeu !
  • Vous ! (je désigne une jeune fille aux cheveux noirs et à l’air introverti mais bizarrement survolté), vous allez m’écrire un message sur cette carte postale venue du temps des dinosaures (je lui tends la carte vierge) comme s’il s’agissait d’un message WhatsApp et vous allez me la faire parvenir sans vous lever et sans la lancer !
  • Okéé… (Elle attrape son plus beau stylo et incurve sa main sur la carte comme pour protéger sa correspondance des regards indiscrets.)

Alors qu’elle fait passer la carte au rang devant elle, ses camarades la font passer non sans y jeter un coup d’oeil furtif quand certains sans vergogne s’arrêtent carrément pour prendre connaissance du texte.

  • Hé bien, vous voyez… quand nous envoyons un message WhatsApp ou toute autre message, c’est exactement comme ça que ça peut se passer ! Il y a de nombreux curieux sur la route !
  • « Trop tentant ! » lance d’un semi sourire en coin le lycéen qui me fait face au premier rang.
  • A votre avis… ce message est passé par où ?
  • « Baaah, par les ondes !? » tentent certains ado en coeur.
  • Mais encore ? Physiquement je parle ! Il est passé par où ? (C’est là qu’on rigole ! )
  • WhatsApp appartient à quelle entreprise ?
  • « Facebook!.. euh, Meta ! » s’écrient certains.. fiers d’avoir la bonne réponse.
  • Et d’où vient Meta ?
  • « Des Etats-Unis ! .. Mais…. le message va pas aux Etats-Unis.. M’dam ? (Affirmation ou question, … hmm j’ai un doute ! )
  • Vous savez ce que c’est ça ? (Je leur projette une carte mondiale à l’allure vectorielle)

Ce sont les câbles sous-marins par lesquels nos messages transitent !

  • C’est le chemin des ondes ?
  • Non c’est le tracé, la cartographie des câbles, de vrais câbles déroulés au fond des océans ! Sachez qu’il n’y a finalement pas plus physique qu’Internet. D’ailleurs, les GAFAM tirent leur propres câbles désormais.
  • ???
  • Notre message WhatsApp est parti d’ici, de notre salle de classe, du téléphone de .. – C’est quoi ton prénom déjà ? – (Je me retourne vers la confirmée révoltée – qui m’a quand même écrit au passage « les reptiliens sont encore en vie » !)
  • Lisie
  • De Lisie donc et il est parti vers Nantes, plongeant dans l’océan Atlantique pour ressortir sur la Côte Est des USA et pour rejoindre la Silicon Valley ! Combien de kilomètres in fine a parcouru ce message ??
  • 1000 km !
  • On voit que t’as rarement fait Paris-Nice, toi ! Non !
  • 20 000 kilomètres !
  • Bingo ! Oui, soit 40 000 kilomètres aller-retour au bas mot ! Et ce, avec toute la dimension géopolitique que ça comporte. Et, savez-vous combien de curieux et de curieuses s’octroient un droit de regard sur vos messages ?
  • Comment ça ???

Alors que retenir de cet échange, quand on se met dans les bottes d’un expert du numérique ou tout simplement d’un manager en entreprise, qui aura bientôt à faire à ces mêmes jeunes en entretiens et dans ses équipes ?

Manifestement, les aficionados des Instagram, TikTok, WhatsApp, Snapchat, Youtube n’ont aucune conscience de la géographie de l’immatériel dont ils usent et abusent quotidiennement, persuadés pour nombre d’entre eux que leur message ne quitte pas le paisible territoire français.

Pire, la vitesse d’obtention d’un service embarque dans son sillage les conditions générales d’utilisation (CGU) qui ne semblent à leurs yeux qu’une prose en police 7 que le jeu consiste à zapper le plus vite possible en cochant « J’ai lu et j’accepte » un peu comme un drogué avouerait n’importe quoi pour obtenir sa dose de crack. L’addiction ou devrais-je dire la récompense immédiate n’a là encore rien d’immatérielle.

« CGU », que cachent ces 3 lettres ? C’est pour eux un mode d’emploi qu’ils n’ont pas besoin de lire. Transferts de données, cession de droits, conservation de données, … autant de concessions qui leur passent au-dessus de la tête. 

Puis-je leur en vouloir de ne pas les lire ? Certainement pas ! La génération Z comme tant d’autres n’y prêtent pas attention. Tout est fait pour que personne ne s’y intéresse, tout est fait pour cultiver leur ignorance de ce sur quoi ils s’engagent. Mais, le problème est bien là ! Si 5% des élèves par classe savent qu’ils manipulent de la documentation juridique et donc engageante, c’est le Graal. S’il est essentiel de parler hygiène informatique aux jeunes, il est également urgent de les éclairer sur leur statut de contractant, car à la différence de générations antérieures qui soupçonnent qu’elles font face à des contrats d’adhésion à laisser-faire ce qu’on veut de leurs données ou presque, eux, n’ont pas un âge auquel on a l’habitude de signer des contrats … et ainsi ni d’en comprendre la portée ni les conséquences. Et c’est bien de là d’où vient ce faux sentiment de liberté qui les anime quand ils ont les doigts dans la toile. Quelle importance que Tik Tok soit chinoise puisque je scrolle depuis mon canapé à Rueil-Malmaison ? Que peut-il donc m’arriver ?

– Connaissez-vous Edward Snowden ? Reprends-je.

– Oui, c’est un lanceur d’alerte ! (Merci au film The Social Dilemna sans quoi ils n’en auraient jamais entendu parler)

– Savez-vous qu’en signant certaines CGU, vous consentez à ce que des Etats s’octroient des prérogatives sur ce que vous pouvez écrire, liker, lire sur les réseaux sociaux ? En prendre connaissance dans certaines situations ? Le « Patriot Act » ça vous parle ?

Savez-vous qu’également des entreprises ont été condamnées pour ne pas avoir respecté les promesses qu’ils nous ont faites comme l’éphémère d’un message ou la confidentialité d’un groupe ?

-…??..??

(Assommés ou fatalistes ? Mon coeur balance. Que pensent-ils ?)

Nous avons réussi à donner les clés du portail du monde merveilleux du numérique sans plan d’accès ni table d’orientation. Résultat … Chaque fois que je me rends en atelier avec les seconde, une image m’obsède, celle de Alice dégringolant dans le terrier.. mais surtout ce qui m’effraie est la facilité avec laquelle on peut faire signer n’importe quoi à n’importe qui… et ce qu’on peut céder au nom du plaisir immédiat.

Pour enrayer cet esclavage numérique, il nous semble déterminant de dispenser des cours d’Histoire et d’Economie du numérique au sein des Sciences Numériques et Technologiques pour leur montrer que le numérique n’est aucunement dû au hasard, nullement le fruit de développeurs altruistes en proie à faire plaisir aux internautes, que leur utilisation est soumise à des législations souvent étrangères, et qu’il s’agit non seulement d’une économie à part entière bien huilée et peu transparente, mais aussi d’un outil redoutable pour sonder leur âme. Il est temps de leur prouver combien de stratagèmes plus ou moins avoués sont mis en place pour les conserver dans ce moule de gélatine sans fond. Le savoir, l’accepter et l’ignorer sont des situations bien distinctes.

Il en va de la santé de notre économie et de notre compétitivité toute entière et de la vie des entreprises. Comment sensibiliser ces futurs collaborateurs aux menaces sans frontières, aux bonnes pratiques parfois chronophages (au moins 3 secondes pour vérifier la provenance d’un mail), comment leur recommander par exemple de ne pas télécharger d’applications en dehors de celles strictement permises par l’employeur pourtant si faciles à télécharger, comment créer de l’attrait autour du RGPD si la notion même de transfert hors UE n’est à la base pas envisagée par leur esprit ? Comment exiger à ceux en vadrouille le respect du passeport ANSSI des voyageurs ?

Bref, dans les entreprises, le Shadow IT a de beaux jours devant lui !

Sortie lessivée de l’atelier, je pense aux RSSI et autres personnels en charge du patrimoine informationnel des entreprises face à ce manque cruel de culture générale du numérique des jeunes générations et à l’avenir si l’éducation ne change pas drastiquement de cap.

« Faites demi-tour », me lance alors mon GPS !