Catherine Coirault est Directrice de Recherche à l’INSERM ; elle participe dans le cadre de Sorbonne Université aux réflexions et programmes sur les relations entre Science et Société. Dans le texte ci-dessous, elle livre sa propre vision des enjeux de la prospective, après qu’un panel de personnalités nous a fait part de différentes visions sur le thème, suite à l’expérience du confinement.
La prospective est définie en philosophie par ce « qui est orientée vers l’avenir ». Elle doit permettre de choisir, parmi les scénarios possibles, des futurs possibles. Dans le domaine scientifique et médical, la prospective a pour ambition de contribuer efficacement à déterminer les stratégies possibles aux découvertes et à l’amélioration de la santé et des conditions de vie. Les conséquences de la pandémie du Covid-19 interrogent donc la prospective dans sa capacité à anticiper et prévenir les conséquences sanitaires, sociales et économiques d’évènements majeurs. Loin de conduire à sa disparition, cette interrogation plaide en faveur d’une évolution de la prospective au profit d’une méthode plus transversale et plus humaniste, dont nous allons tenter de développer les enjeux dans cet article.
Anticiper l’avenir nécessite en premier lieu d’identifier les menaces mais aussi les opportunités dont elles sont porteuses. Au sein des sociétés modernes, la gestion du risque, notamment sanitaire, est devenue progressivement une question centrale. L’essor des préoccupations de sécurité sanitaire a abouti à la création de nombreuses agences de système d’analyse et de prévision des risques environnementaux et sanitaires. Rien qu’en France, on décompte 7 agences de sécurité sanitaires coordonnées par la Direction Générale de la Santé (DGS)[1]. S’y ajoutent différentes structures sanitaires et/ou académiques, que sont le Haut Conseil de la Santé Publique[2], Santé Publique France[3], l’Inserm avec REACTing[4], l’Académie des Sciences, l’Académie de Médecine. Leurs activités reposent sur des rapports d’expertise ou de coordination de la recherche face aux crises sanitaires. Depuis des années, les établissements de recherche et de santé alertent les institutions politiques sur le risque d’émergence de maladies infectieuses[5], au même titre d’ailleurs que sur le risque d’émergence de maladies liées à la pollution de l’environnement ou au réchauffement climatique.
Comment alors expliquer une certaine impréparation face à la pandémie du Covid-19 ? Aurait-on pu prévenir la crise sanitaire et éviter le confinement de plusieurs milliards d’individus, le cortège de morts, l’effondrement de l’économie mondiale et le bouleversement à long terme du cours de nos vies ?
« Des changements sociétaux, économiques et culturels profonds ont marqué les Grandes Pandémies »
Outre cette dynamique d’accélération, le contexte mondial imprime certaines spécificités à la pandémie actuelle. La globalisation mondiale a atteint un seuil critique qui rend les économies et les marchés du travail beaucoup plus interdépendants et complexes que lors des grandes pandémies antérieures. Les capitaux, les services, les hommes, l’image, les idées, les connaissances et l’information sont concernés par ce phénomène de globalisation. A l’échelle planétaire, la pénurie de masques et de médicaments a mis en exergue les limites des chaînes d’approvisionnement logistiques globalisées et posé le problème de la dépendance vis-à-vis de producteurs délocalisés en Chine ou en Inde. Le libéralisme extrême, générateur d’inégalité et d’exclusion a exacerbé les conséquences économiques de la crise liée au Covid-19 : les inégalités de revenus déjà en forte augmentation depuis les années 1980 se sont fortement aggravées, ravivant la crainte de crises humanitaires de grande ampleur. Tandis que certains secteurs notamment liés au numérique ont réussi à tirer parti de la crise, des millions de travailleurs précaires ont perdu ou sont menacés de perdre leur travail. Les plus jeunes, moins confrontés à un risque mortel sont victimes du choc économique et social. Les femmes qui sont surreprésentées dans les secteurs les plus exposés et chez les plus précaires (services, tourisme, hôtellerie) sont particulièrement affectées, avec en plus, un déplacement des activités vers la sphère domestique et des tâches non rémunérées. Sur le plan sanitaire, la pandémie frappe de plein fouet les plus âgés, ou les contraints à un isolement extrême, avec des conséquences délétères majeures notamment dans les EPHAD. Parallèlement à la volonté affichée d’une solidarité à l’égard d’autrui, notamment les plus fragiles, le risque d’installation d’une société morcelée, avec l’identification de catégories de population jugées « dangereuses » n’est pas négligeable.
« Dans la cacophonie médiatique générale, la science est à la fois dénigrée et magnifiée »
[1] La DGS veille à la qualité et à la sécurité des soins, des pratiques professionnelles et des produits de santé et coordonne l’agence française de sécurité sanitaire des produits de santé (AFSSAPS, qui contrôle et inspecte l’ensemble des produits de santé destinés à l’homme), l’Institut de veille sanitaire (InVS, qui surveille de manière permanente l’état de santé de la population et enquête sur l’évolution des maladies à partir de données épidémiologiques), l’Etablissement français du sang (EFS, qui veille au développement de la qualité pour toutes les activités de transfusion sanguine de manière à assurer une qualité homogène sur l’ensemble du territoire), la Haute autorité de santé (HAS, qui évalue l’utilité médicale des médicaments et propose ou non leur remboursement par l’assurance maladie), L’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES alimentation, environnement, du travail, qui évalue les risques sanitaires et nutritionnels des aliments, de l’eau de consommation), L’Institut national de prévention et d’éducation pour la santé (INPES, qui met en œuvre les actions de prévention et d’éducation dans le cadre des orientations de la politique de santé et participe à la gestion des situations urgentes ou exceptionnelles ayant des conséquences sanitaires collectives, l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN, qui exerce une fonction d’expertise sur les risques nucléaires et radiologiques).
[2] Haut Conseil de la santé publique (HCSP) est une instance chargée d’apporter une aide à la décision au ministre de la Santé en réalisant des rapports sur la santé en France et en formulant des recommandations.
[3] Santé Publique France a pour mission la promotion de la santé et la réduction des risques pour la santé, le développement de la prévention et de l’éducation pour la santé, la préparation et la réponse aux menaces, alertes et crises sanitaires.
[4] REACTing est un consortium multidisciplinaire rassemblant des équipes et laboratoires d’excellence, afin de préparer et coordonner la recherche pour faire face aux crises sanitaires liées aux maladies infectieuses émergentes
[5] « Rapport sur le risque épidémique » en 2015 co-signé par le député Jean-Pierre Door et la sénatrice Marie-Christine Blandin alerte d’ailleurs sur les risques d’émergence de pandémies dans nos sociétés mondialement interconnectées. Covid-19 ou la chronique d’une émergence annoncée – Philippe Sansonetti –16 mars 2020, Collège de France.
[6] la Peste Noire a ravagé l’Europe de 1347 à 1352, exterminant 30 à 50% de la population européenne (on estime à 25 millions de morts). La Peste a fondamentalement modifié la vie sociale, économique et religieuse des survivants. Elle a frappé les esprits du fait de sa propagation rapide (notamment du fait des liaisons maritimes et des pèlerinages) et de sa propension à n’épargner personne, paysans ou princes
[7] la grippe de Hong-Kong (1968-1969) a causé plus d’un million de morts dans le monde dont 30 000 à 35 000 en France en 2 mois, surtout chez les + de 65 ans
[8] La pandémie de Grippe Espagnole, à la fin de la Première Guerre Mondiale, aurait, elle tué 25 à 50 millions de personnes dont 160 000 personnes en France avec un taux de mortalité de 2 à 4%, donc exceptionnellement élevé au regard de la pandémie actuelle. Apparue aux Etats-Unis, trois vagues successives de grippe vont se succéder. La première vague, au printemps 2018, qui touche l’hémisphère nord ne fit que peu de morts et ressembla à une grippe saisonnière. A la fin aout de 2018, surgit une 2ieme vague, cette fois beaucoup plus virulente et qui sera responsable de la majorité des morts, essentiellement des adultes jeunes. L’hémisphère sud est surtout touché pendant la 3ieme vague, entre le début 2019 et le printemps de cette même année, avec une virulence intermédiaire.
[9] L’état d’urgence sanitaire prendra fin le 10 juillet 2020, remplacé par un régime transitoire qui permet au 1er Ministre d’ordonner par décret des luttes de luttes contre l’épidémie et restreindre les libertés individuelles.
[10] https://solidarites-sante.gouv.fr/actualites/presse/dossiers-de-presse/article/covid-19-conseil-scientifique-covid-19. Le 3 sept 2020, le CS est composé de Jean-Francois Delfraissy (Président), Laetitia Atlani Duault (Anthropologue), Daniel Benamouzig (Sociologue), Lila Bouadma (Réanimatrice), Simon Cauchemez (Modélisateur), Franck Chauvin (Médecin de santé publique), Pierre Louis Druais (Médecine de Ville), Arnaud Fontanet (Epidémiologiste), Marie-Aleth Grard (Milieu associatif), Aymeril Hoang (Spécialiste des nouvelles technologies), Bruno Lina (Virologue), Denis Malvy (Infectiologue) Yazdan Yazdanpanah (Infectiologue).
[11] Ces structures sont notamment la DGS, la Haut Conseil de la Santé Publique, Santé Publique France, l’Inserm, REACTing, l’Académie des Sciences, et l’académie de Médecine. Des directeurs médicaux de crise ont en outre été nommés pour piloter l’ensemble de la composante hospitalière et conseiller les directeurs d’hôpitaux lors de la crise sanitaire liée au Covid-19.
[12] La question de l’égalité de l’accès aux soins hospitaliers notamment chez des patients âgés dépendants fait l’objet d’une enquête. S’il semble établi qu’aucun patient n’ai été écarté des réanimations d’Ile de France sur le seul fait de leur âge, l’enquête devra préciser les conditions d’accompagnement des patients atteints de Covid-19 dans les EPADH.
[13] Huit mois après le début de l’épidémie en France, les moyens de dépistage rapide du virus restent très nettement insuffisants.
[14] Fin juin 2020, l’application de traçage numérique StopCovid n’a été téléchargée que par 3,1% des Français. Cout important, technologie inefficace, problèmes de libertés individuelles, les raisons de cet échec étaient largement prévisibles.
[15] 35 d’essais cliniques en lien avec la maladie COVID-19 sont en cours en France en juin 2020 et la France est impliquée dans 7 essais internationaux. A ceci s’ajoute plus de 200 vaccins candidats à l’étude dans le monde.