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Relation UE-USA : l’année 2024 sera clé pour le rapport de force autour du numérique 

La relation entre les États-Unis et l’Europe sur le numérique suit le rythme des innovations et des réglementations. Si l’Union européenne est capable de faire valoir ses intérêts en étant l’un des marchés les plus importants pour les services numériques, la conjoncture pourrait faire bouger les lignes, indique le spécialiste des questions numérique du Forum de Paris sur la Paix.  

C’est une position qui peut surprendre : « Concernant le numérique, le rapport de force est largement favorable aux Européens », estime Jérôme Barbier, responsable des questions numériques, spatiales et économiques pour le Forum de Paris sur la Paix. Cet événement annuel réunissant chefs d’états, institutions internationales et ONG, a pour but de trouver des solutions visant au maintien la paix dans le monde. En Europe, près de 450 millions de personnes bénéficient d’une connectivité importante pour accéder aux services numériques, grâce à des infrastructures très développées.

Outre-Atlantique, à l’exception des deux côtes, Est et Ouest, les citoyens ne jouissent pas d’une couverture de pareille qualité, ce qui a par exemple favorisé l’émergence de la technologie de Starlink d’Elon Musk, offrant ce service par satellite sur l’ensemble du territoire américain et au-delà. Cette balance favorable à l’Europe fait du Vieux-Continent le premier marché mondial du numérique selon l’expert, permettant à l’UE de réguler de manière contraignante certains usages, parfois même au détriment des Gafam américains. 

Un rapport de force qui change selon les sujets 

« La mise en place du RGPD a fonctionné en raison de cet avantage », juge Jérôme Barbier. Ce règlement contraignant sur la protection des données personnelles, tout comme l’IA Act qui est en cours de discussion au niveau européen, place la focale sur l’utilisateur, contre les intérêts de certains géants américains. Pourtant, plusieurs d’entre eux ont intégré le RGPD dans leur pratique interne à l’échelle internationale. « Il est plus simple d’avoir un seul cadre. Ils utilisent donc le plus strict », indique le responsable des questions numériques, spatiales et économiques au sein du Forum de Paris sur la Paix. Mais sur des sujets précis, le rapport de force peut s’inverser. 

« Sur la question du cloud, l’enjeu lié aux infrastructures est important », constate le diplomate. Ces dernières sont massivement détenues par les Gafam. « Désormais, ce sont elles qui détiennent les plus gros ordinateurs et non plus les grandes universités », indique Jérôme Barbier. Dans son ambition de décerner des labels de confiance aux Cloud Providers limitant leurs capitaux étrangers, l’Europe pourrait perdre des capacités technologiques en se passant des principaux leaders américains. L’ancien conseiller au Quai d’Orsay évoque ainsi le terme de « derisking ». Une approche pour limiter le risque de dépendance à certains pays. Bien qu’il soit ces dernières années principalement utilisé vis à vis de la Chine, « le derisking est malgré tout utile entre alliés », estime le spécialiste. 

Sur l’innovation, des régulations décalées 

Les expressions de rapport de force entre les États-Unis et l’Union Européenne ne sont jamais aussi perceptibles qu’autour de l’innovation. C’est en effet au moment de réguler les technologies émergentes que les deux visions s’affrontent de manière radicale. Outre-Atlantique, la défense des intérêts économiques est primordiale et coïncide avec les intérêts stratégiques du pays. Ainsi, les USA régulent tôt, en concertation avec leurs géants du numérique, dans une logique « Industry Driven ». « Sont souvent conclus des accords minimums de régulation, avec même parfois des mesures peu contraignantes », explique Jérôme Barbier. « Cette possibilité des États-Unis de réguler tôt repose sur le pouvoir de négociation de la Maison Blanche avec les entreprises présentes sur son territoire ». Elle assume aussi le soutien économique pour créer ou renforcer les champions nationaux. 

« En Europe, et même en France, les aspects économiques restent importants, mais sont constamment dissociés des discussions plus larges autour de la défense des intérêts nationaux », indique le diplomate. Ainsi, il est parfois reproché à l’Union européenne le manque de consultations des acteurs économiques lors de l’élaboration d’une régulation des usages, souvent tardive par rapport à l’émergence de la technologie. « L’industrie déplore le manque de consultation sur l’AI Act », illustre par exemple Jérôme Barbier. L’absence de géants mondiaux du numérique venant du Vieux-Continent ne permet d’ailleurs pas à l’Europe de réguler conjointement avec les grands acteurs économiques. Mais cela est aussi dû au fait que l’Europe s’impose des règles très strictes en matière de concurrence, qui ont toujours limité la possibilité des États à favoriser l’émergence de leurs champions de la Tech. 

S’ajoute à cela un enjeu prégnant en Europe. L’unité des 27 États membres peut vaciller sur certains points en raison des intérêts propres à chacun. « Prenons les pays baltes. Il est dans leurs intérêts de réguler le numérique selon les usages, mais ont-ils vraiment envie d’entrer dans un rapport de force avec les USA ? Leur garantie de sécurité est à Washington », précise le membre du Forum de Paris sur la Paix. Rentrent ainsi en compte d’autres aspects de défense nationale. Dans le cadre de l’OTAN, les États baltes accueillent sur leur sol des bases américaines pour protéger leurs frontières avec la Russie. Les joutes politiques se voient également facilement entre les industriels européens : « Si on est allemand, doit-on suivre les demandes françaises de protéger le marché européen et donner les clés à Thales, numéro un du continent sur les sujets de sécurité ? », souligne l’expert. « En Europe, nous ne sommes pas toujours clairs sur nos ambitions ». 

Une année 2024 clef 

Malgré ses intérêts affirmés, l’administration américaine actuelle est vue comme plus prévisible pour les Européens, que celle qui pourrait la remplacer en fin d’année. À près de neuf mois de l’élection présidentielle américaine, Donald Trump est en effet au coude à coude avec Joe Biden dans les sondages. « Sa victoire pourrait être un accélérateur de la souveraineté européenne sur tous les points », assure Jérôme Barbier. « Tout indique qu’il sera plus radicalisé que lors de son premier mandat ». 

La sortie de l’OTAN est notamment évoquée par l’ancien président des États-Unis, ce qui pourrait impacter par ricochet les négociations sur les réglementations du numérique. « Il pourrait être le moment pour l’Europe de se positionner. Certains États membres pourraient faire pression », indique le diplomate, « Les principales réussites de l’UE sont la coopération et la négociation ». Mais avec l’invasion de l’Ukraine, Jérôme Barbier observe un retour à la géopolitique du 19e siècle. Un monde où le respect des traités internationaux qui maintiennent la paix peut être bafoué, qui pourrait impacter le socle sur lequel repose la stabilité du Vieux-Continent. Autant de défis sur lesquels devra se pencher la future commission nommée à la suite des élections européennes, en juin prochain. 

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