Le 10 juin dernier, Alliancy organisait une nouvelle rencontre virtuelle de son Cercle des Partenaires du Numérique, sur ce que la crise Covid-19 change à l’avenir pour les acteurs du numérique. Nous avons accueillis deux grands témoins, un éditeur et un chercheur, pour échanger sur le sujet.
Les dernières semaines passées ont été riches en enseignements… De nouvelles contraintes (arrêts de projets, réduction des capacités de financement, défiance face aux inégalités du numérique…) coexistent désormais aux côtés des urgences renforcées (digitalisation des PME, dématérialisation, transformation des modes de travail et de production…) qui sont autant d’opportunités…
Pour autant, ouvrir de nouvelles voies n’est pas toujours si simple, confirme Michel Ida, directeur des partenariats, de la stratégie et de la promotion des Open Labs CEA.
« Notre équipe travaille à ouvrir la vision pour le CEA et le CEA Tech afin d’associer notre image à celle d’un centre de recherche tourné vers la prochaine décennie, avec des étapes à 3, 5 et 10 ans », explique-t-il. L’Europe de la recherche doit en effet trouver l’orientation à prendre vis-à-vis des Etats-Unis ou de la Chine… « Et il faut y parvenir en intégrant les notions de résilience, d’autonomie et de souveraineté. C’est la même chose pour le numérique ». D’autant que l’on voit aujourd’hui, dans certains sondages, un recul des inconditionnels de ces outils…
En cause ? Les inepties et incohérences qui circulent sur les réseaux sociaux concernant certaines technologies, telle la 5G, les compteurs intelligents ou l’intelligence artificielle par exemple.
« Ceci nous amène donc à considérer que l’on ne peut plus penser notre futur en partant uniquement de roadmaps classiques et de tableaux Excel…, poursuit le chercheur. La rationalité ne suffit plus. Pour pouvoir anticiper, il faut tenir compte des utopies, des mouvements sociétaux, qu’il s’agisse de la démographie, du climat, des menaces réelles d’effondrement massif ou local… ».
L‘Agence de l’innovation de la défense (AID) compte intégrer dans sa « Red Team » - dont la mission est d’imaginer et de créer des scénarios futuristes et disruptifs au profit de l’innovation de défense -, des auteurs de science-fiction et des futurologues pour anticiper les conflits à l’horizon 2030-2060. Une première.
Les premières semaines de la crise ont d’ailleurs montré à quel point il était possible de mettre en place une certaine résilience grâce au numérique, comme cela a été le cas dans les entreprises ou les Etats les plus digitalisés. De nombreuses solutions ont réellement permis la continuité d’activité dans la plupart des entreprises, la continuité des relations personnelles et professionnelles… Pour autant, on a vu en parallèle l’inadaptation de nos moyens hospitaliers ou, plus largement, en matière de santé…
« Il faut donc réadapter nos modèles de soin, d’éducation, de production… Reste à savoir comment ? Ce sont ces réflexions qu’il faut mener collectivement. On doit travailler davantage sur ce qui fait sens au niveau sociétal. Derrière le numérique également, de nouvelles questions sont posées comme l’inclusion par exemple… Il faut montrer le bénéfice des orientations que l’on souhaite prendre, à tous les niveaux. Partir du présent, des usages actuels, pour réfléchir le futur et voir comment cela peut évoluer concernant toutes les technologies que l’on développe… Les jeunes talents sont dans cette quête de sens », explique Michel Ida.
Développer ses forces, via l’Open Prospective, impose toutefois d’interroger l’extérieur en s’associant à des profils capables de vous faire faire un pas de côté. Ce peut être des artistes, des designers, des prospectivistes, des architectes…. Il faut voir le monde autrement, ouvrir son champ de vision. Même si l’on commence juste à prendre conscience de ces questions.
Pour Pierre-Marie Lehucher, président de l’éditeur Berger-Levrault, l’une des plus vieilles sociétés françaises et d’Europe, s’interroge également sur l’impact de la crise Covid-19 et les missions de l’entreprise dans un contexte disruptif… « Nous devons réorienter nos relations avec la communauté dans laquelle nous évoluons… Les acteurs de notre secteur doivent réfléchir collectivement à notre futur… », explique-t-il. Pierre-Marie Lehucher revient également sur la fracture numérique de notre société et le rôle des acteurs du numérique pour y remédier. Certes, c’est une question de moyens pour mettre en place les outils, mais c’est aussi une problématique de confiance qui se pose dans l’usage fait des données.
« Le numérique doit être un ardent défenseur de la proximité, préconise-t-il. Il faut être au plus proche des besoins de publics différents (éducation, emploi…) pour mieux servir la cohabitation. » Des valeurs d’humanité qu’il défend également à la tête de l’association TECH in France.
Plus concrètement, le dirigeant perçoit trois impacts directs de la crise sur l’écosystème français du numérique : une chute inévitable du business lui-même ; une organisation interne à revoir dans les entreprises, que ce soit vis-à-vis des collaborateurs ou des clients (comment faire « communauté » ?) et, enfin, à ne pas sous-estimer, reste une réflexion à avoir sur « la confiance » et « la mission » pour ces acteurs s’ils veulent demain être réellement en phase avec les attentes des jeunes talents, du public, voire des clients. Une chose est sûre : « On ne doit pas recommencer comme avant. Reste à savoir comment évoluer », résume-t-il.
« Nous devons en effet trouver une juste mesure entre les low tech et les high tech, ajoute Michel Ida. On voit que l’on parle de plus en plus de frugalité, d’innovation inclusive… On doit réfléchir à des technologies moins énergivores, moins consommatrices de matières, de terres rares… et aussi, plus responsables et adaptées aux besoins. »
Pierre-Marie Lehucher le confirme : « Le numérique doit rendre de vrais services à l’usager, et et pas seulement être un bien de consommation excessif et déshumanisant. Il faut mettre un peu de raison dans les usages ! Nous devons appliquer nos vertus au numérique. »
Tous deux concluront d’un commun accord, sur l’importance d’inventer un nouveau modèle numérique en Europe et en France, et d’arrêter de suivre le modèle anglo-saxon. D’où l’intérêt pour les acteurs du secteur de (re)définir leurs missions, tout comme de repenser le rôle du dirigeant.