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Roman Coste (Kardham) : « Kardham Digital ne pouvait pas être une start-up avec une vague promesse de rentabilité lointaine »

Le groupe français spécialiste de l’architecture et de l’aménagement immobilier, Kardham, a annoncé en novembre 2019 la création de sa nouvelle activité, Kardham Digital. Roman Coste, directeur général associé, revient sur les enjeux et les défis d’un tel développement pour une entreprise de 350 collaborateurs, qui réalise 75 millions d’euros de chiffre d’affaire.

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Roman Coste, directeur général associé, Kardham

Alliancy. Comment un spécialiste de l’aménagement et de l’architecture en vient à créer une activité digitale à part entière ?

Roman Coste. L’histoire remonte à deux ans et demi : dans le cadre de réunions de notre comité de surveillance, nos actionnaires institutionnels de l’époque, notamment la banque publique d’investissement Bpifrance et Amundi Private Equity, ont posé la question de l’impact du digital sur notre métier, notre activité, nos clients… Bpifrance nous a conseillé d’aller nous imprégner de l’humeur du temps en nous rendant au CES de Las Vegas avec une délégation French Tech. Comme beaucoup d’entreprises qui s’y rendent pour la première fois, nous en avons pris plein les yeux. Mais surtout, nous sommes rentrés avec une conviction : notre secteur va être traversé en force par cette révolution… il nous fallait absolument sauter dans le train.

Nous avons la chance de concevoir notre métier comme celui d’architectes de l’usage au sein de « lieux de vie professionnels ». Donc notre parti pris a été de penser à nouveau nos futures transformations à partir de l’expérience utilisateur avant tout. Ce parcours du collaborateur, mais aussi des fournisseurs, des clients, des visiteurs… à quelle difficulté est-il encore confronté que nos outils traditionnels ne savent pas régler ? Et comment le digital peut aider à pallier ce manque ? C’est à partir de là que nous avons décidé de structurer ces réflexions au sein d’une entité à part entière.

Quelles ont été les questions qu’a posé la création de l’activité en elle-même ?

Roman Coste. Notre avantage initial était de pouvoir compter sur la locomotive du groupe. Derrière chaque projet immobilier classique de Kardham, il y a l’opportunité digitale pour Kardham Digital. Même si l’activité est autonome en matière de business développement, cela créé une sécurité. Ensuite, nous avons en commun au sein de la direction de Kardham d’être des entrepreneurs terre à terre. Il était donc hors de question de créer une start-up qui consomme énormément de moyens, avec seulement la vague promesse d’une rentabilité lointaine. Nous avons créé l’entreprise avec des modèles d’affaire, d’investissement et de rentabilité, traditionnels. Hors de question de se laisser entrainer dans une « folie digitale ».

C’est pour cela que vous avez fait l’acquisition de HDR Communications ?

Roman Coste. L’idée de partir d’une base, avec le rachat d’une structure pose des questions intéressantes. Va-t-on être vraiment compatible ? Arrivera-t-on à créer des synergies ? En effet, HDR Communications ne travaillait pas du tout dans l’immobilier, l’entreprise avait une pure expertise digitale. Mais au-delà de leur savoir-faire, notre intérêt a été aiguillé par leur culture d’entreprise tourné vers le service et l’utilisateur dans tous leurs projets. Ce point commun avec Kardham nous a paru être le bon catalyseur pour parvenir à marier les compétences. Ce parti pris a d’ailleurs toujours caractérisé le groupe : quand nous étions une simple société d’aménagement et que nous avons racheté une entreprise d’architecture, beaucoup sur le marché nous ont pris pour des fous, en nous disant que la différence était trop importante entre les deux activités. Or, pour nous entre le « contenant » et le « contenu » le lien de l’expérience utilisateur était évident. Ce focus est le même avec l’acquisition de HDR Communications et la création de Kardham Digital.

Comment faites-vous pour que le digital ne soit pas qu’une couche superficielle dans les projets immobiliers, ce qui a souvent été un reproche adressé au secteur ?

Roman Coste. Le risque du gadget m’obsède. Mais il faut bien comprendre que le marché peut-être inconstant. Avoir raison trop tôt, c’est souvent avoir tort sur le moment, mais pas forcément sur la durée. Beaucoup de services digitaux arrivés trop tôt, pourront rencontrer le succès quand le marché sera plus mature ! Aujourd’hui justement, un cap a été franchi. Le digital est ancré dans les consciences. Dans notre secteur par exemple, le flex office et le télétravail ne sont plus des idées justes bonnes pour les start-up : les grands groupes s’en sont emparés.

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Dans ce contexte, le juge de paix est clair : c’est l’utilisation des solutions dans la durée. Dans nos cas d’usages, nous identifions donc des invariants qui transcendent les métiers, les lieux… et qui résolvent de vrais problèmes. C’est exactement pour cette raison que nous ne voulions pas créer une pure activité d’édition de logiciels, mais bien une entreprise de services numériques (ESN). L’idée n’était pas seulement de proposer un produit digital au marché, mais de proposer une solution globale. Bien sûr, nous avons développé des briques logicielles et techniques qui sont des dénominateurs communs à tout ce que nous proposons, mais nous apportons aussi énormément de conseil et personnalisation pour chaque client et chaque bâtiment. Avec du recul, ce qui a pu pénaliser les premières initiatives en service de digitaux dans notre secteur, et donner ce sentiment de couche superficielle, est sans doute que beaucoup de start-up se sont contentées d’être de simples éditeurs de logiciel.

De la même façon, la vision globale impose de penser dès le départ la cyber protection du bâtiment, notamment avec le fait que l’IoT va devenir omniprésent. Les risques vont s’accroitre, ne serait-ce qu’au niveaux des ransomwares. Là encore, ce n’est pas seulement de l’édition de logiciels, mais du risk management.  C’est d’ailleurs pour cela que l’un de nos directeurs a un important parcours cyberdéfense.

Vis-à-vis de cette approche globale, quelle place tient la branche digitale vis-à-vis des autres activités de Kardham ?

Roman Coste. Il y a évidemment une complémentarité fonctionnelle, qui vient de l’hybridation nécessaire entre la conception et la réalisation d’un environnement de travail avec des facteurs immobiliers, mobiliers et digitaux. Autrement dit, quand nos équipes de conception et de consultants répondent à une problématique, ils ont dorénavant un levier supplémentaire avec les services digitaux de Kardham Digital. Ce n’est pas si différent du développement spécifique des activités mobilières sophistiquées en complément de l’immobilier, à l’époque où l’open space a explosé et qu’une véritable science du mobilier a fait son apparition.

Il faut cependant une vigilance particulière pour que cette hybridation soit fructueuse, car en tant qu’ESN nous sommes une entreprise en grande partie IT, et le mariage entre des équipes IT et immobilières peut rapidement devenir celui de la carpe et du lapin si l’on n’y prend pas garde. La notion de parcours utilisateur doit bien être le fil rouge commun qui réconcilie des pratiques différentes.

A quel point les modèles économiques sont-ils compatibles ?

Roman Coste. Kardham et Kardham Digital partagent deux « temps » de travail. En amont, avec le conseil, la qualification et la définition du besoin, et au moment du « build », avec le développement de solutions qui correspondent plus ou moins aux chantiers de nos métiers traditionnels. Mais la spécificité d’une ESN vient de sa responsabilité dans le « run », c’est-à-dire l’exploitation des solutions qu’il faut faire vivre dans le temps car les besoins évoluent vite. On ne donne pas rendez-vous au client dans 3, 6 ou 9 ans, au terme du bail. Kardham n’étant pas impliqué dans le facilities management, cette dimension exploitation n’est pas présente dans le business model traditionnel du groupe. Cette nuance sur les rythmes des projets est toujours à garder en tête.

Êtes-vous autant confronté que les autres ESN à une pénurie de compétences et à un turn-over important ?

Roman Coste. Nous avons installé notre digital factory en province, et cela aide beaucoup à préserver notre pôle développement de la folie parisienne en matière de pression sur l’emploi des développeurs. Par ailleurs, être adossé à un groupe historique de l’immobilier comme Kardham, rassure beaucoup nos collaborateurs. Ils ont à l’esprit que Kardham Digital n’est pas une start-up qui se lance avec une idée ésotérique et des risques très importants. Les usages immobiliers sont connus de tous, et tout le monde à bien conscience qu’il n’y a pas de raisons que les lieux professionnels, au sein desquels nous passons deux tiers de notre temps éveillés, restent encore en 2020 des sortes de grottes coupées du digital en dehors d’un PC et du wifi. D’autant plus qu’il suffit de sortir du bureau pour être baigné en permanence de services digitaux. Nos collaborateurs perçoivent bien le potentiel de notre positionnement.

Quelles sont les tendances du marché que vous surveillez le plus ?

Roman Coste. Sans doute la question énergétique et écologique. Le secteur est encore trop pollueur et produit un cinquième du C0² global, à égalité avec l’agriculture derrière le transport. Mais il est beaucoup plus simple aujourd’hui de réglementer l’immobilier que les transports ! La pression est énorme pour changer, ne serait-ce qu’avec le décret paru en 2019 qui vise la neutralité carbone globale en 2050 en France. Par ailleurs, les investisseurs immobiliers, à l’image de Black Rock, mettent aujourd’hui une véritable pression. Ils ont bien conscience que leur métier est d’investir sur l’avenir et que les usages de notre société sont en train de tuer la planète : ce n’est plus compatible. Les financiers nous disent donc clairement : « Les bâtiments doivent être à impact neutre, voire positif, ou nous n’achèterons pas ».

En la matière, seul un tiers de la charge carbone est lié à la construction, à la restructuration et à la destruction d’un bâtiment. Le reste dépend de l’exploitation au quotidien. Et des immeubles extrêmement bien conçus peuvent devenir des gouffres énergétiques s’ils sont utilisés n’importe comment. C’est pour cela qu’il faut redonner la main aux utilisateurs eux-mêmes, mais aussi porter une attention toute particulière au digital. La charge environnementale du numérique est énorme, alors que paradoxalement beaucoup y voit une solution de facilité pour adresser les enjeux écologiques. On ne peut pourtant pas tout faire n’importe comment. Ainsi, quand on parle de solutions cloud, il ne faut pas être dogmatique, de nombreux services digitaux du bâtiment peuvent faire l’économie du transit et du stockage de la donnée à outrance. Il faut panacher les solutions, et sortir des visions « noir ou blanc » autour des usages qui ne finissent que par créer de l’aversion chez les utilisateurs. En tant qu’ESN, nous devons assumer cette responsabilité énorme de ne pas concevoir le digital pour le digital.

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