Dans cette première chronique de l’association France Processus, notre invité Jean-François David revient sur la nouvelle inspiration que les dirigeants peuvent aller chercher pour transformer leur organisation. Ou comment « fissurer des systèmes fermés » et « ouvrir des espaces de liberté » propices à l’innovation.
En théorie des organisations, il y a depuis toujours diffusion de multiples concepts, modélisés le plus souvent par des chercheurs universitaires éminents ou de grands cabinets de consultants.
On devrait ainsi passer théoriquement de l’entreprise, historiquement taylorienne, à l’entreprise « lean », à l’holacratie, à l’entreprise libérée, au management par la valeur, aux approches transverses, etc. De nombreux dirigeants expérimentent, souvent avec succès pendant un temps, ces nouveaux modes de travail.
L’entreprise tente par ailleurs de rester suffisamment cohérente, « stratégiquement alignée », afin qu’il y ait le moins d’écarts possibles entre ses stratégies, ses modes organisationnels, les technologies employées, la culture des acteurs, le priorisations de ses projets, …
Mais, le plus souvent, les managers se retrouvent là « lost in management », reprenant ici le thème signifiant d’un des très bons ouvrages de François Dupuy. Ils ont de grandes difficultés à trouver le bon chemin entre l’emploi de méthodes, de règles, et le management humain, impliquant des domaines de liberté, de créativité. L’irruption continue de nouvelles technologies digitales, Big Data, IA, RPA, Blockchain, IOT, complexifie le jeu, tout en nous habituant positivement à un mode d’innovation permanente.
Le sujet des organisations dépasse évidemment les aspects managériaux. Il nous concerne tous. La famille, la ville, les états, les écosystèmes variés sont des organisations, des systèmes complexes au sens de Edgar Morin, de Jean-Yves Le Moigne. Nous sommes tous dans un monde d’organisations, de systèmes. C’est là ou je pense que l’apport de philosophes peut nous donner de nouvelles pistes puissantes.
Dans les pas du philosophe François Jullien Cette brève contribution va prendre François Jullien comme un des guides sur ce chemin.
Au départ, philosophe spécialiste des apports hellénistes, François a fait d’abord un grand « pas de côté » et un « écart » (deux de ses grand concepts…) en allant sur place analyser les philosophies orientales, particulièrement chinoises. Je me souviens de ses interventions dans les années 2005 au Club de Pilotes de Processus (maintenant https://franceprocessus.org/), basées sur ses ouvrages sur l’efficacité chinoise vs les approches occidentales (Conférence sur l’efficacité). Cela opposait la conception européenne de l’efficacité, liée à la finalité et à une action se prolongeant en héroïsme, à la pensée chinoise de l’efficience, indirecte et discrète, qui prend appui sur le potentiel de situation et induit des transformations silencieuses.
Il reprenait également les différences fondamentales de mentalités, liées aux fondamentaux de l’expression, de l’écriture, où, par exemple en Chine une chose s’exprime presque toujours par la dialectique entre deux concepts (par exemple « paysage » s’exprime avec deux idéogrammes, « montagne(s) et « eau(x) »). Tout objet n’est pas une chose en soi, c’est toujours un « processus » subtil d’équilibrage entre deux idées, deux concepts…
Une interaction passionnante avait été d’ailleurs menée avec François Jullien à l’époque sur le management des entreprises par les processus.
Une très bonne synthèse très lisible du cheminement de l’ensemble de la pensée de François Jullien a été faite récemment par un de ses éminents collègues, François L’Yvonnet.
Apologie des « fissures » et dé-coïncidence
Dans ses ouvrages plus récents, le philosophe prône désormais la « dé-coïncidence« .
Tout système organisationnel, politique, idéologique a une tendance structurelle à devenir en totale adéquation avec lui-même, à, comme dans un puzzle, tenter que toutes ses pièces coïncident parfaitement. Ceci paralyse les actions, restreint potentiellement les libertés, bloque les innovations… C’est en général mortel, il est impératif, en permanence, de créer les conditions permettant de fissurer ces systèmes fermés, à tenter de ré-ouvrir les espaces de liberté.
Ceci s’applique dans tous les domaines, du droit à la théologie, de l’économie à la psychanalyse, de l’architecture à l’environnement, à la philosophie elle-même. Un livre récent démontre, de façon très stimulante, par des témoignages venant de multiples disciplines, comment on peut arriver à sortir de ces blocages dans ces domaines variés.
Ma conviction est qu’appliquer ces réflexions au management, aux théories des organisations est désormais indispensable. Prenons à titre d’exemple l’approche processus.
Chacun sait intuitivement que la description totale du réel est illusoire. Comment peut-on croire que l’on peut complètement « cartographier » le monde ? Certes, bien décrire un protocole (par exemple dans le domaine d’intervention médicale), bien documenter un mode d’emploi, mettre en place des procédures strictes de sécurité, …etc. sont des choses indispensables. Mais vouloir toujours tout décrire « jusqu’au dernier bouton de guêtre » est bien sûr impossible et peut-être stupide. Le monde change continument, les processus doivent pouvoir s’adapter. Ils doivent rester « semi-finis ». Il faut laisser aux acteurs la possibilité de changer, d’innover, de « fissurer » les certitudes installées.
Une vraie nécessité managériale moderne est d’être capable de choisir ce qui doit être « rigidifié » pour assurer un « bon » fonctionnement et ce qui doit être laissé en liberté adaptative. La recherche du positionnement optimal de ce curseur est clé. J’avais rédigé sur ces sujets, il y a une dizaine d’années, un article de fond sur ce thème, « Eloge des méthodes imparfaites » , édité dans la revue TRANSVERSUS. .
Les conséquences pour les organisations peuvent être profondes.
– Toute vision, toute raison d’être d’entreprise doit pouvoir être interpellée, « fissurée », pour permettre de ré ouvrir, dans les incitations qu’elle implique implicitement, des espaces de liberté, d’innovation.
– Toute méthodologie, toute instrumentation, aussi efficace soit-elle, doit pouvoir être interpellée par les acteurs, voire éventuellement transgressée, c’est bien sûr « celui qui fait qui sait »
– Doit-on pour cela aller, pour promouvoir des conduites de fissuration des certitudes, jusqu’à une philosophie quasiment anarchisante, avec des slogans du type « Des ordres? Désordres! » ?
Mon vécu en entreprise et en consultance m’a fait avec bonheur rencontrer quelques managers et dirigeants, qui, à l’intuition, sans modélisation théorique, ont su au quotidien passer à l’acte dans cette philosophie profonde de la dé-coïncidence. Preuve que partager les inspirations et les pratiques sur ce sujet est plus que jamais nécessaire.