Le groupement des intervenants du numérique pour la défense, la sécurité et les enjeux d’importance vitale (Ginum), a publié son Livre Bleu sur les enjeux de souveraineté numérique. Des questions qui croisent les actions des entreprises en matière de RSE.
Le débat sur la souveraineté numérique va plus loin que les seules questions à la mode du « cloud souverain » et de la cybersécurité. C’est en tout cas ce que l’on peut retenir des grands axes prioritaires mis en avant à la publication du Livre Bleu du Ginum (le groupement des intervenants du numérique pour la défense, la sécurité et les enjeux d’importance vitale, créé en 2021), le 18 mars dernier.
L’association a souhaité mettre à plat les enjeux urgents du numérique français, dans un contexte où les crises récentes, notamment sanitaires et géopolitiques, ont montré à la fois le caractère essentiel des outils numériques mais aussi les problématiques de dépendance-résilience qu’ils emmenaient avec eux dans les organisations.
« Il est toujours difficile de mettre tout le monde d’accord sur ce qu’est la souveraineté numérique. Nous avons pris le parti d’une définition qui soit un dénominateur commun : il s’agit de maitriser nos niveaux de dépendances aux intrants numériques étrangers qui conditionnent nos capacités d’action dans le futur » explique Nadine Foulon-Belkacémi, la présidente du Ginum. Celle-ci salue notamment les discussions qu’elle a pu avoir sur le sujet avec Dominique Luzeaux, patron de l’agence du numérique de défense (AND). Lors d’une interview à Alliancy sur le sujet de la résilience numérique, le dirigeant, ingénieur général de l’armement de 1ère classe, nous avait d’ailleurs confié : « J’observe avec grand intérêt cette initiative industrielle et associative, pour nous aider à mieux comprendre les enjeux et répondre à ces questions ».
Derrière ces messages, on distingue en effet en filigrane le concept d’autonomie stratégique, cher à l’Etat français : l’idée que les Européens peuvent être une troisième voie, entre les blocs américain et chinois, en proposant une vision différente des enjeux qui vont sculpter nos sociétés demain. En particulier pour faire face à l’adaptation nécessaire aux technologies et usages les plus disruptifs liés à l’IA, à l’informatique quantique, aux réseaux 5G/6G… dans un contexte où l’augmentation de la menace cyber devient par ailleurs de plus en plus flagrante.
Faire émerger une vision de bout en bout
Le Livre Bleu entend ainsi clarifier une cartographie de la « liberté d’action du numérique », pensée comme une gradation de possibles sur de nombreux sujets différents. « Le numérique souverain couvre un large spectre : des composants, du hardware jusqu’à l’empilement des applications et des services qui forment le numérique que nous connaissons… et toute la chaîne de valeur qui y est liée. Il faut absolument avoir cette réflexion globale qui va des terres rares jusqu’aux services. L’intégration de solutions, de toutes origines, s’appuie sur des accords nombreux et complexes. Il ne s’agit pas de les remettre en cause par principe, mais plutôt d’avoir bien conscience de ces dépendances d’un côté et des capacités françaises de l’autre. Le Livre Bleu propose des axes de réflexion concrets sur ces sujets » reconnait Nadine Foulon-Belkacémi, qui est également vice-présidente exécutive pour les grands clients, au sein d’Orange Business Services, l’une des entreprises fondatrices du Ginum.
En s’entretenant avec de nombreux types d’acteurs différents, l’association a pointé 19 axes de réflexions importants, qu’elle a synthétisé autour de quatre sujets convergents : la mise en œuvre effective d’une stratégie industrielle ; un numérique innovant et respectueux d’un point de vue environnemental et éthique ; la sécurisation des approvisionnements ; et une meilleure gestion des compétences.
Ce qui est notable dans l’approche du Ginum, c’est l’effort pour aborder la question dans une logique « de bout en bout », en n’excluant pas des sujets qui pourraient paraître moins centraux, car plus éloignés de la question technologique en elle-même. Force est ainsi de constater que les sujets de responsabilité sociétale des entreprises tiennent une place importante dans les réflexions, et sont loin d’être relégués à quelques pages annexes déclarant de bonnes intentions.
A la croisée des mondes, entre RSE et résilience
« Le numérique à la fois innovant et respectueux de l’environnement et de l’éthique est clairement devenu un élément différenciateur pour les entreprises européennes » assume Nadine Foulon-Belkacémi. Pour elle, de nombreux sujets se présentent naturellement à la frontière des questions de la souveraineté et de la RSE et ne doivent plus être ignorées. « Le recyclage est perçu comme un sujet RSE mais c’est aussi un point clé de la résilience en matière de numérique, face à la rareté des composants électroniques. C’est une clé pour les industriels pour se donner plus de marge de manœuvre » illustre-t-elle. Avant de préciser : « Malheureusement, il y a encore tout à construire en la matière et il n’y a pas assez de filières structurées aujourd’hui pour mener ce combat ». Un message pour appeler les entreprises à se mobiliser sur ces questions, à la fois en réinventant leurs programmes RSE et en remettant sur la table les enjeux de souveraineté.
L’effort attendu ne se limite d’ailleurs pas au sujet de la responsabilité environnementale. L’impact social se retrouve au premier plan des arguments du Livre Bleu, à travers la priorité d’une nouvelle approche en matière de formation, de recrutement et d’inclusion. « « Cela se traduit aussi en termes de gestion des compétences. » insiste la présidente du Ginum. « D’un point de vue académique, depuis le lycée, on parle très peu de l’impact de la dépendance des compétences et de nos choix en matière d’éducation, sur notre souveraineté à long terme. » déplore-t-elle.
Mais la transformation à mener n’est pas seulement du côté de l’Education Nationale. La remise en question des habitudes des entreprises devient aussi essentielle, avec là aussi la possibilité de faire d’une pierre deux coups entre enjeux RSE et renforcement de la souveraineté. « Pour peser, il faut pouvoir offrir aux jeunes un parcours professionnel cohérent. Les entreprises ont un rôle de premier plan à jouer à ce niveau et doivent aider à clarifier les choix de filière, les enjeux d’employabilité, en allant par exemple chercher des personnes qui sont éloignées habituellement du numérique ou même de l’emploi tout court. En allant chercher des reconversions, des nouveaux publics, il est possible d’agir sur le marché de l’emploi et sur les enjeux de souveraineté » clarifie Nadine Foulon-Belkacémi.
Des livrables pratiques et une 2e édition du Livre Bleu à venir
Pour ne pas en rester au stade des préconisations de ses groupes de travail initiaux, le Ginum prévoit des livrables plus concrets dans les mois à venir : un guide d’achat du numérique souverain, pour aider les organisations dans leurs appels d’offres et leurs spécifications ; un « Code du numérique » pensé comme un guide pratique pour permettre aux entreprises d’évoluer efficacement entre les croisements des différentes réglementations, notamment en matière de protection des données ; la mise en œuvre des premières briques pour une filière française du recyclage de bout en bout des composants ; et l’émergence d’une action de filière sur les parcours professionnels et l’accompagnement vers l’emploi numérique.
Dans un premier temps, ces quatre actions se concentreront sur les trois domaines bien maitrisés par les membres du Ginum : la défense, la sécurité et les OIV du secteur de l’énergie. Mais ces premiers travaux pourraient faire des petits. En particulier, la parution du Livre Bleu, en pleine campagne électorale a permis de coller à des sujets d’actualité. Dès la fin de la période de flottement liée aux élections présidentielles, les messages pourront être portés au plus haut niveau de l’Etat… et de l’Europe. Le Ginum fait en effet valoir les points de contact avec la Commission Européenne pour que les sujets structurants soient pris en considération, dès 2023. Une deuxième édition du Livre Bleu, dans quelques mois, devrait permettre d’actualiser les messages.
Surtout, Nadine Foulon-Belkacémi estime que les sujets abordés par le Ginum pourraient rayonner plus globalement au sein des entreprises françaises : « Dès que l’on parle de résilience, n’importe quelle entreprise peut se sentir concernée et s’inspirer de ce que nous préconisons. Ces questions sont par exemple clés pour les ETI, à mi-chemin entre défense de leurs expertises et besoin du numérique pour se développer rapidement. Le problème aujourd’hui est que dans beaucoup d’organisations, les choix se font par défaut, plutôt qu’en pensant les impacts à long terme. ». Et la réinvention de leurs approches RSE pourraient donc être l’un des nouveaux leviers pour mettre en œuvre des changements plus larges.