Hela Ghariani, déléguée ministérielle au numérique en santé, détaille à quel point la donne a changé en France ces dernières années pour la transformation numérique du secteur de la santé. Au centre de ce nouvel élan : la volonté de créer des communs numériques pour que l’État ne soit pas qu’un régulateur.
Alliancy. En 2023, un décret est venu officialiser la création de la délégation au numérique en santé. Pour autant, même sans existence juridique, la délégation a fait ses premiers pas dès 2019. Vous avez à ce titre publié le bilan de la première feuille de route (2019-2022). Quel a été le changement le plus important pour le secteur sur cette période en matière de transformation numérique ?
Hela Ghariani. Le lancement de Mon espace santé, le 1er janvier 2022, a permis de faire émerger un service public universel pour que chacun puisse récupérer facilement et avoir la main sur ses données de santé. C’est un changement crucial car d’après les enquêtes que nous avons menées, il existait une forte attente pour un carnet de santé numérique qui facilite l’accès à des informations utiles, comme ses dates de rappel de vaccin ou ses résultats d’analyses. Quand on a une maladie chronique, de multiples pathologies, ou que l’on est aidant familial pour un proche… pouvoir accéder facilement depuis son smartphone à ces données à jour, fait vraiment la différence au quotidien. Ce changement est d’autant plus remarquable, qu’il fait suite à la promesse non tenue du Dossier médical partagé (DMP), qui a créé de nombreuses frustrations chez les utilisateurs. En quinze ans d’existence, le DMP a permis d’envoyer 11 millions de documents aux patients. À titre de comparaison, sur Mon espace santé, il y a eu 16 millions de documents échangés durant le seul mois d’octobre 2023. Ramené à un rythme annuel, c’est donc environ un quart de l’activité médicale en France qui est couverte. Il reste cependant beaucoup de travail pour faire de l’espace un outil du quotidien, notamment en l’adaptant aux besoins spécifiques des femmes. Je pense par exemple à un accès facilité aux résultats de mammographies, qui n’ont lieu que tous les deux ans.
Au-delà de son aspect pratique, un tel outil numérique peut-il avoir un effet positif global sur les indicateurs de santé publique ?
En France, nous sommes encore parmi les plus mauvais pays d’Europe en matière de détection précoce des maladies, notamment chroniques, ou des troubles de l’apprentissage… Tout ce qui contribue à un meilleur suivi sur ces sujets aura donc un impact positif. C’est aussi un moyen pour la puissance publique d’être plus proactive en sensibilisant mieux les familles et en améliorant les rappels d’informations importantes. Nous avons dorénavant au ministère une vraie politique de numérique en santé, dont la nouvelle feuille de route vient d’être publiée en 2023. Faire du numérique un levier de transformation de la politique publique en santé est un sujet de fond, car le numérique est plutôt entré dans ce secteur comme dans n’importe quel autre. Il a touché les familles à de nombreux niveaux différents, avant tout à travers des offres commerciales, gratuites ou non. Il faut donc dorénavant le réintégrer à une démarche citoyenne. C’est ce qu’entend réaliser notre feuille de route en accord avec nos valeurs européennes.
Où se situe la France dans la dynamique de transformation numérique européenne du secteur de la santé ?
Après avoir été longtemps à la traîne, nous sommes revenus à peu près en milieu de peloton. Nous inspirons d’autres pays avec Mon espace santé ou le Health Data Hub. De la même façon, on salue en général le cadre réglementaire et de sanction que nous avons mis en place, qui est vu comme un pouvoir de régulation pertinent. En revanche, sur certains usages primaires du numérique, nous sommes encore très loin de pays comme la Finlande ou la Belgique. La dématérialisation des ordonnances est l’un de ces sujets : on le constate tous les jours en allant dans une pharmacie. Cela peut paraître paradoxal comme situation pour un pays où il y a eu très tôt la révolution de la carte vitale, qui a permis de traiter le sujet difficile de la non-avance des frais… Pendant longtemps, nous avons en fait laissé de côté la question du partage des données qui n’entraient pas dans le champ du remboursement. L’Assurance Maladie a lancé un chantier pour changer la situation.
La question de l’indexation de l’image médicale et de son accès dématérialisé, touche aux mêmes problématiques. Il est surréaliste de se voir remettre un CD-ROM chez certains radiologues… Tout le monde en Europe semble avoir le même problème, mais nous sommes parmi les seuls à nous attaquer aujourd’hui au sujet avec le projet DrimBox lancé avec les professionnels de la radiologie.
La stratégie d’accélération « Santé numérique » est dotée de 734 millions d’euros. À quoi sont-ils consacrés ?
Ce programme se consacre exclusivement au financement de l’innovation dans l’écosystème. Chaque année, de nombreuses innovations de santé naissent en France, mais nous voulons contribuer à leur industrialisation pour nous assurer qu’elles parviennent en bout de chaîne jusqu’aux soignants. Ce montant est donc entièrement investi auprès des acteurs du marché et pour accompagner la recherche dans son accès au marché. In fine, notre objectif est de faire émerger des acteurs aux reins solides, qui puissent avoir des perspectives de développement de leurs innovations à l’échelle du continent. Nous nous sommes également inspirés du DiGA en Allemagne pour permettre des prises en charge anticipées des dispositifs médicaux numériques. Avec le tout nouveau dispositif Pecan, si une offre dispose d’un marquage CE et que des essais cliniques sont en cours, nous proposons une voie d’accélération pour l’accès au marché français. Nous avons encore beaucoup à apprendre pour l’améliorer, mais il s’agit à nos yeux d’une action décisive à mener.
La doctrine numérique en santé de l’État met au centre de ses préoccupations trois sujets : la sécurité, l’interopérabilité et l’éthique. Est-ce que ce parti-pris est de nature à inspirer d’autres initiatives en dehors de votre secteur ?
Je pense que oui car la question à laquelle essaye de répondre la doctrine est : quel doit être le rôle de la puissance publique dans la transformation numérique du secteur ? Nous estimons que nous devons être régulateur, mais que nous devons également être l’opérateur de certains services numériques d’intérêt général. De nombreuses innovations et services locaux fonctionnent déjà très bien. Mais comment passe-t-on un cap pour proposer une valeur globale, qui soit plus que la somme de tous ces services ? Légiférer ne suffit pas, il faut pouvoir s’appuyer sur des communs numériques. Et nous pensons que la puissance publique peut proposer ce cadre et cette garantie qui favoriseront le développement de services cohérents et utiles à tous. Cette réflexion peut être pertinente pour bien d’autres secteurs. Nous avons eu des discussions sur le sujet avec les ministères du Travail, de l’Éducation nationale ou encore de la Transition écologique, qui voudraient suivre le même chemin.
Quel projet numérique vous paraît emblématique de cette nouvelle façon de lier numérique et santé en France ?
Il y a un sujet invisible du grand public mais qui change beaucoup la vie des professionnels de santé : c’est le projet Pro Santé Connect. Il s’agit de la plateforme d’identification qui remplace les cartes CPS utilisées par les professionnels pour se connecter à différents services qu’ils utilisent au quotidien, sur le modèle de « France Connect » pour le grand public. C’est une garantie d’identité, de sécurité, de recrutement de nouveaux utilisateurs, apportée par l’État. Pro Santé Connect a été développé en partenariat avec les Ordres de santé, et les professionnels n’ont plus qu’à consommer une API pour y accéder. C’est l’incarnation-type de la philosophie d’Etat Plateforme que nous voulons généraliser.
Les débats animés autour de la plateforme de données de santé « Health Data Hub » ont mis en avant les tensions qui existent dans le secteur entre enjeux de confiance et de valorisation des données de santé. Qu’avez-vous appris de cette séquence ?
Nous avons déjà eu la preuve que le Health Data Hub a permis à de nombreux projets de recherche d’accélérer. C’est une initiative moteur pour la réutilisation des données, dont la finalité séduit nos homologues européens. Mais l’autre constat, c’est évidemment que le sujet de l’usage des données de santé est éminemment politique. Dans la société française, la préoccupation est vive et légitime sur cette question. Tout comme la Sécurité Sociale, nos données de santé sont un trésor national ! Il est donc nécessaire d’apporter des garanties. En la matière, les deux sujets « cybersécurité » et « souveraineté technologique » convergent, mais ne sont pas tout à fait identiques. C’est ce qui a provoqué au départ des doutes et des confusions. À l’heure actuelle, nous travaillons donc avec le Health Data Hub pour trouver des alternatives à moyen terme, qui permettent de construire des offres d’hébergement prenant en compte ces préoccupations. Nous sommes très attentifs à la montée en maturité du cloud européen et nous sommes engagés sur les discussions concernant le schéma de certification EUCS. Pour autant, cet objectif de souveraineté ne doit pas ralentir la recherche et l’innovation à court terme.