Il y a une dizaine d’années, j’ai (François) animé avec les étudiants de Master Ressources Humaines de Dauphine un petit dispositif visant à comparer d’une part les attentes de jeunes en sortie d’école vis-à-vis de leurs futurs premiers employeurs et d’autre part les attentes des DRH vis-à-vis des jeunes. Nous avions ciblé des jeunes de grandes écoles ou de filières universitaires prestigieuses…Une fois les interviews traitées, le hiatus était tel que certains DRH, lors des restitutions, se sont étranglés et ont, en des termes non présents dans les dictionnaires, maudit cette génération !
Comme quoi les stratégies d’attraction et de rétention, aussi sophistiquées soient-elles, peuvent trébucher dès le départ si l’on ne cerne pas bien la population visée.
Quid des jeunes futurs experts ?
Attirer les jeunes potentiels high tech pour en faire lentement des experts, ce qui implique de les garder dans l’organisation suffisamment longtemps avec un haut niveau de motivation, tel est le rêve de beaucoup de DRH et de Directeurs R&D aujourd’hui.
Ce but est justement ce qui a poussé bon nombre d’entre eux à construire des dispositifs dits « de double échelle » : une échelle de carrières pour les managers et une échelle de carrières pour la fonction technique, amenant en quelques dizaines d’années les jeunes ingénieurs les plus méritants jusqu’à des positions d’experts fellows (ou experts émérites, ou autres expressions assez équivalentes, selon les organisations) de niveaux identiques à ceux des dirigeants managers. L’enjeu : augmenter l’attraction de la filière technique toujours en difficulté face au prestige de la filière management.
Ces dispositifs, issus de modèles anglosaxons datant des années 60, toujours inscrits dans la pensée dominante, du moins en France, sont-ils adaptés aux jeunes populations d’ingénieurs ou d’universitaires à fort potentiel ?
Une offre identitaire trop étroite face à la diversité des attentes
Disons tout de suite que nous ne croyons pas urgent de convoquer le concept de « génération y », ou tout autre concept pseudo-sociologique caricaturant. Ce qui caractérise les jeunes d’aujourd’hui, c’est au contraire un accroissement de la diversité de compétences, d’ambitions, de rêves, de cauchemars, de mode de fonctionnement individuel et collectif, de manière de se projeter dans l’avenir, etc. Les mécanismes d’individuation (voir à ce sujet les écrits de Danilo Martucelli, par exemple) construisent « mécaniquement », pourrait-on dire, cette diversité. Ce qui voudrait dire qu’une offre trop basée sur une stratégie et un dispositif uniques ne trouvera pas son « marché ». Ou disons plutôt qu’elle trouvera une petite partie du marché, constitué des jeunes prêts à rentrer dans un moule d’avant la crise des années 80. Des jeunes « devenant vieux chez nous en trois mois », comme me disait un directeur R&D d’un Groupe du CAC40…Les jeunes d’aujourd’hui, si l’on peut leur coller une étiquette sur le dos, sont d’abord, en majorité, retors à toute image figée du futur, à tout schéma standardisé, à toute idée de parcours les contraignant corps et âmes.
Hypermodernité contre marketing de la marque employeur planplan… le naufrage des « marques » expert
Les jeunes potentiels sont insaisissables, ultra divers, certes, mais quelques tendances se dessinent tout de même que l’on peut rattacher aux courants de l’hypermodernité (Lasch, Lipovetsky, Le Goff, Michéa, etc…). Les dominantes hypermodernes se caractérisent par une atrophie de tout contrôle normatif ou protecteur, au profit d’une hypertrophie de libidos foisonnantes et multiples, conduisant à une impuissance à tracer les contours d’un avenir raisonnable et/ou souhaitable. Chacun devient artiste de lui-même – « parce que je le vaux » – tout devenant question de point de vue individuel – « parce que je le sens comme ça ».
La « cancel culture » institutionnalise cette supra-sensibilité individuelle à toute « atteinte à une identité personnelle librement choisie » grâce à la déconstruction/dé-essentialisation des « stéréotypes ». En termes comportementaux, les activités fun, ludiques, récréatives, créatives, déstructurées, émotionnelles, l’hypersensibilité à la dimension relationnelle, confortant les images du moi, sont privilégiées. Tout est relationnel, donc émotionnel ! En termes pathologiques, les dépressions deviennent chroniques et récurrentes sous le choc de blessures narcissiques multipliées par la quête d’une « image » sociale. En termes de valeurs, il faut que les activités aient du « sens immédiat », autrement dit répondent à des aspirations « post-matérialistes », indépendamment de leurs réalités sonnantes et trébuchantes réelles. Le tout dans une obsession du « soupçon » conduisant à se sentir « trompé » (blessé dans son image de soi) face aux plus légers comportements « non-conformes » à la néo-doxa de l’ère du Verseau (les jeunes hyperconscients énoncent la vérité que les vieux aveugles-conformistes ignorent).
On mesure alors l’étendue du gouffre entre les propositions faites aux jeunes élites et les attentes de ces dernières ! Quel est le sens d’un engagement dans une « carrière » longue et balisée, faite d’abnégation et d’accumulation, ces efforts étant récompensés par une rémunération et un prestige enfermant, standardisant et désuet ? D’ailleurs, quelle est l’image que donnent aux plus jeunes les anciens experts en place dans leurs organisations ?
Réenchanter l’expertise
Les experts du Futur seront multiformes, accumuleront leurs expériences plus rapidement et selon des schémas d’apprentissage diversifiés. Ils auront des carrières atypiques, alternant des périodes « foudroyantes » et des étapes plus tranquilles, seront passionnés non pas par leur organisation mais par les technologies et les projets dans lesquels ils acceptent de s’engager. Ils feront partie, pendant leur « temps libre », de structures organisationnelles transverses, ce qui donnera des sueurs froides à leurs hiérarchie, ils bousculeront les idées reçues, se moqueront des blabla managériaux, vivront leurs trajectoires personnelles hors de tout parcours, et selon de multiples appartenances, changeront d’employeurs fréquemment.
Alors, pour cette fois, à l’organisation de s’adapter à l’individu, faute de quoi la perte des ressources clé est annoncée ! Qu’est-ce que cela signifie ?
Diversifier l’offre identitaire (Voir à ce sujet Jean-Claude Sardas) en mettant en avant la multiplicité des formes possibles d’expertise. Co-piloter les trajectoires individuelles en développant l’empathie (voir le groupe thématique du TAO TANK© consacré à ce point) et en élargissant le périmètre aux écosystèmes « sympa » pour l’individu et « pertinents » pour les organisations (voir le groupe thématique du TAO TANK© consacré aux fonctions support au service des écosystèmes d’affaires)… Aider les experts et futurs experts à mettre de la cohérence dans leurs carrières malgré les trajectoires atypiques (voir à ce sujet la thèse en cours de Amani Amri au laboratoire de gestion de l’Université Paris Saclay et soutenue par le laboratoire SHS de RIST ; voir également les dispositifs d’accélération d’apprentissage d’expertise développés par RIST).
Une révolution urgente nécessitant un grand effort pour sortir du sillon dominant de la « double échelle de carrières ». Moins de dispositifs standardisés et routinisés, et plus de « relations humaines », chaleureuses, charismatiques, personnalisées, individualisés en étroites relations avec les boss et les membres des équipes in vivo.