L’expression est dans la bouche de nombreux recruteurs, qui prêtent aux candidats cette motivation très forte, parfois avant même de parler salaire : il faut que leur travail ait du sens.
La formule est remarquablement floue. Elle se prête à de nombreuses interprétations et – pire encore – elle éveille le soupçon d’angélisme.
Car finalement, on pourrait se dire qu’un job qui a du sens, ce n’est pas possible pour tout le monde, pour tous les secteurs ni tous les emplois. Que c’est une « cerise sur le gâteau », réservée à quelques chanceux.
Pas du tout ! nous répond le psychologue et psychosociologue Eric Doazan. Un job qui a du sens, c’est possible à n’importe quel poste. Et c’est même une condition indispensable de santé mentale. « On n’a pas encore trouvé mieux que le travail pour se réaliser. ».
Alliancy. Eric, que vous évoque la formule « un job qui a du sens » : est-ce une utopie ? Une coquetterie de DRH ? Une promesse dangereuse ?
Eric Doazan. Rien de tout cela. Elle me parle beaucoup au contraire, car elle est centrale dans nos vies humaines. Si l’on veut que nos organisations (entreprises, sociétés) soient solides, on ne peut pas éluder cette question-là.
Je voudrais citer cette phrase que je trouve très juste : « Le travail a du sens pour une personne dès l’instant où en le réalisant elle peut répondre d’elle, de son histoire, de la place qu’elle souhaite occuper dans le monde et de ce qu’elle désire y faire. »
On sent combien l’enjeu est élevé. Et pour y parvenir, ce n’est pas du tout une question de « chance ». Un job est défini à l’extérieur de la personne qui va l’occuper : on rédige une fiche de poste, indépendamment de l’employé qui arrivera pour prendre cet emploi. Le job, au départ, est anonyme.
Et à un moment donné quelqu’un vient l’occuper. C’est là que tout se joue. L’enjeu, pour que ce salarié puisse mettre du sens dans son travail, c’est de désanonymer ce poste qu’on lui propose. Il faut permettre au salarié d’y transférer de son histoire, de ses valeurs, de ses désirs et de ses compétences, bien sûr.
Le travail a du sens quand la personne se reconnaît dans le travail qu’elle va réaliser. Quand elle peut dire : « Je comprends pourquoi je le fais et je peux en rendre compte ».
Ce n’est pas le job en soi qui a du sens, c’est la rencontre entre le job et le salarié qui fait sens ou non.
Est-ce que cela veut dire qu’on ne peut pas « donner du sens » à un emploi ?
E. D. : En effet, on n’injectera jamais de sens de l’extérieur. Le sens est une construction originale, inédite, entre un poste et un employé.
Ce que l’on peut donner en revanche, ce sont des éléments qui favorisent cette rencontre. Expliquer au salarié pourquoi il travaille, pour qui, à quoi sert son travail et dans quoi il s’inscrit. Aujourd’hui, on trouve de plus en plus et dans tous les secteurs des jobs « émiettés » : on n’en saisit pas la globalité. Nous en sommes arrivés là pour des raisons d’optimisation financière, de rationalisation tout simplement. Mais on ne travaille jamais tout seul. Pour qui, avec qui : ce sont des points structurants.
La Clinique de l’Activité initiée par Yves Clot estime qu’il n’existe aucune activité humaine qui ne nécessite pas le regard des autres.
On ne peut pas s’en passer.
Quand j’entends dire « Je travaille pour gagner de l’argent, pas pour donner du sens à ma vie », je n’y crois pas un instant. C’est du déni et certaines de ces personnes vont malheureusement se retrouver dans mon cabinet.
On ne me fera pas croire que quelqu’un occupe 40 ans de sa vie uniquement pour des raisons alimentaires. Personne ne peut tenir le coup.
Le travail est bel et bien l’une des clefs de réalisation de soi. Il est de plus en plus difficile d’y entrer pour les jeunes, la sortie se fait de plus en plus tôt (problème des « seniors ») et les parcours sont de plus en plus fragmentés et précaires… mais malgré tout cela on n’a pas trouvé de meilleur véhicule pour inscrire l’individu dans une société.
Et le problème qui devrait occuper les DRH et les managers, c’est qu’on passe beaucoup de temps sur les modalités du travail, mais trop peu sur son contenu.
Le manager devrait-il en faire une priorité ?
E. D. : Je pense que c’est le cœur de son travail : faciliter cette rencontre entre le salarié et son poste, avec une difficulté majeure qui est de garantir en même temps une cohésion d’équipe.
Mais hélas on lui demande beaucoup d’autres choses et on lui fixe des objectifs qu’il n’a généralement pas choisis. C’est un métier extrêmement difficile. Il a besoin de l’appui du DRH pour l’exercer correctement.
Je le répète : en tant qu’être humain, nous n’avons pas le choix. Il nous fait réussir cette rencontre avec notre travail, sous peine de nous mettre en danger.
[bctt tweet= »Un job est défini à l’extérieur de la personne qui va l’occuper : on rédige une fiche de poste, indépendamment de l’employé qui arrivera pour prendre cet emploi. Ce n’est pas le job en soi qui a du sens, c’est la rencontre entre le job et le salarié qui fait sens ou non. » username= »Alliancy_lemag »]Parmi les facteurs de risques psycho-sociaux, l’INRS et notamment Michel Gollac ont défini la « qualité empêchée ».
Il s’agit du sentiment de fournir un travail de mauvaise qualité, pour des raisons indépendantes de sa volonté. C’est très net actuellement dans le milieu des soignants, mais on retrouve ce conflit dans absolument toutes les professions. Il y a de plus en plus de tension, d’écart entre le travail tel qu’il est prescrit et le travail réel tel qu’il est réalisé, résultat d’arbitrages entre ce qu’il nous est demandé de faire et ce que l’on fait réellement
On choisit une profession pour certaines valeurs, mais les conditions de travail rendent parfois ces valeurs non réalisables.
Or il ne faudrait jamais opposer performance économique et santé au travail.
Dans ses travaux, Dominique Lhuilier (Cnam) remet en question les théories de la motivation. Elle montre combien la « motivation » est devenue un maigre substitut au sens.
Je crois qu’il est important de nous recentrer sur le sens.
Le philosophe Georges Canguilhem, repris par Yves Schwartz, indique en substance que l’être humain ne peut pas vivre dans un contexte sur lequel il n’a pas de prise. Il cherche sans trêve à dé-neutraliser son environnement. C’est valable pour le travail, en tout premier lieu.
A venir sur alliancy.fr : un dossier consacré à la loi Pacte, la raison d’être & les entreprises à mission. Quand on se pose la question du sens et des valeurs à l’échelle du collectif : de la personne morale.
Éric Doazan est psychologue et psychosociologue clinicien. Il intervient régulièrement sur les questions de santé et de souffrance au travail. Si l’on voit bien ce qu’est un psychologue, on voit peut-être un peu moins ce qu’est un psychosociologue clinicien.
Au même titre qu’une personne peut être en mal-être, en souffrance, des collectifs ou des institutions peuvent se retrouver en difficulté, en souffrance. C’est alors que le psychosociologue intervient, pour diagnostiquer ce qui va mal (individus, groupes, organisation…) et aider ses interlocuteurs à trouver des réponses.