La sémantique utilisée pendant la crise sanitaire – notamment la distinction entre métiers « essentiels » et les autres – a incité l’ensemble des actifs à se poser la question de leur utilité et du sens du travail. Cette réflexion ne date pas de la pandémie, comme en attestent les travaux de David Graeber sur les Bullshit Jobs en 2018, mais elle a pris une place centrale, en tout cas, dans l’écosystème de la Tech. C’est pourquoi nous avons interrogé un historien du travail, Nicolas Cochard, pour penser le futur en tenant compte du passé.
Alliancy. La question du « sens du travail » semble être devenue un enjeu sociétal critique. Mais faut-il vraiment que le travail ait un sens ?
Nicolas Cochard : Il est intéressant de se demander à la fois quand est apparue cette question du sens, mais aussi qui l’a posée : car elle peut sembler très élitiste.
L’Histoire du travail dans nos contrées a longtemps été à dominante rurale. L’objectif était simple : pouvoir manger. Aujourd’hui, on s’interroge sur le sens, LinkedIn est devenu une caisse de résonance sur le sujet – y compris dans ma sphère professionnelle (l’immobilier d’entreprise) où il semble désormais que tout le monde soit occupé à « rendre la planète meilleure ».
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Cette recherche de vertu se heurte à ce que j’observe sur le terrain, et notamment chez les lycéens que j’ai pu former durant 13 ans. Leur vision du travail était le plus souvent consumériste. Ils se préparaient à travailler pour pouvoir s’acheter un IPhone, une voiture, etc. Pour le plaisir du matérialisme. C’était « leur » sens. Et je pense que c’est toujours « le sens » de beaucoup de Français.
Je vois passer beaucoup d’enquêtes sur le modèle « Les jeunes veulent (…) », y compris « Les jeunes veulent du sens », mais à y regarder de plus près, elles sont souvent menées auprès d’étudiants qui aspirent à des fonctions de cadres. A mes yeux, cette approche est franchement élitiste. Il faudrait s’intéresser davantage à la « France périphérique » telle que la désigne Christophe Guilluy, de laquelle relèvent les Gilets Jaunes. Je la connais bien : le premier sens du travail, c’est souvent de ne pas être à découvert à la fin du mois.
Attention à ne pas tomber pour autant dans le cliché selon lequel cette France périphérique ne lirait pas, ne réfléchirait pas et ne s’interrogerait pas sur son travail. Affirmer qu’en occupant les gens, on les empêche de réfléchir, c’est là aussi un fantasme des élites.
Autre chose. : j’ai parfois le sentiment que ceux qui en parlent le plus sont ceux qui en trouvent le moins dans leur situation actuelle… Est-ce qu’on ne se met pas à parler de sens quand on est coincé dans un « bullshit job » ?
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Dans l’industrie, le travail repose sur une vision collective de la production : on ne produit pas tout seul. Un individu isolé a moins de « sens » – dans toutes les acceptions du terme. Il a donc sans doute moins de propension à s’interroger sur lui-même…
Enfin, il est pertinent de s’interroger sur notre temps de travail. Nous sommes en pleine réforme des retraites. Or notre temps de travail, dans une vie, est quasiment deux fois moindre qu’il y a cent ans. Et même plus récemment : avant François Mitterrand, la retraite était fixée à 65 ans, pour une espérance de vie de 70 ans.
Aujourd’hui, nous pouvons espérer passer 20 ans en retraite. A partir de là, nous nous questionnons aussi sur ce que nous allons faire de tout ce temps pendant lequel nous ne travaillons pas. La recherche de sens concerne de nombreux retraités et pour le coup elle est moins élitiste. Ce sont eux que l’on retrouve dans le tissu associatif français, c’est grâce à eux qu’il est solide. De même pour les élus des petites communes. On voit bien que notre réflexe, en tant qu’êtres humains, c’est d’aller vers les autres, de continuer à faire partie d’un collectif, même une fois déchargés du travail.
La recherche de « sens » serait avant tout une recherche de sociabilité ?
N.C : Je le crois, oui – et ce n’est pas nouveau. De nombreuses études réalisées sur le monde ouvrier ont montré que le bistro de l’usine, qu’il soit intégré au site industriel ou placé juste en face, était un élément central de la vie des salariés, un haut lieu de sociabilité.
Ils continuent de le fréquenter même retraités, parce que c’est là qu’ils ont trouvé le « sens » de leur carrière : dans le collectif.
Nos clients nous demandent souvent, pour leurs bureaux, de recréer « la place du village ». C’est la même chose. Plus les employés changent d’entreprise, moins ils ont d’ancrage, alors on essaie de tisser à nouveau ces liens sociaux.
Vous évoquiez le temps de travail global dans une vie. On s’interroge beaucoup aussi sur le temps de travail hebdomadaire, avec notamment la semaine de 4 jours ?
N.C : Cela fait déjà plus de 20 ans que nous sommes dans le paradigme des 35h. Mais avant cela il y avait eu la semaine des 40 heures, un immense progrès social du point de vue des salariés et une baisse de production du point de vue du patronat.
Aujourd’hui, deux types de contrat se font face. D’un côté, le forfait jours, élitiste, proposé aux cadres : on leur dit qu’ils auront de l’autonomie dans la gestion de leur temps – et on leur dit moins, peut-être, qu’ils travailleront souvent 12 heures par jour.
Et d’un autre côté les 35h, qui prévalent. Avec ce nouveau débat : ne pourrait-on pas privilégier la qualité de ce qui est livré, plutôt que la quantité de temps passé ?
Mais ces questions-là ne sont valides que plutôt lorsqu’il s’agit d’une production intellectuelle.
Si vous faites de la mise en rayon en supermarché, si vous travaillez dans une usine, si vous êtes médecin, si vous répondez au téléphone dans un centre d’appels.. et que vous travaillez un jour de moins, il est évident que votre production peut chuter d’autant.
Tout cela interroge le débat socialiste tel que nous le connaissons depuis 150 ans, entre réduction du temps de travail, productivité, rôle des nouvelles technologies, revenu universel…
Comment voyez-vous évoluer la fonction RH ? Plusieurs expérimentations sont en cours, pour remplacer le DRH ou pour lui donner un « double », tourné vers le Futur : Office Manager, Chief Employee Experience Officers, Chief Future of Work…
N.C : Au départ, la fonction RH a été créée pour mettre des ressources en face des objectifs de production. Tout simplement. Le « chef du personnel » était là pour tenir les chiffres. Mais au fil du temps, les entreprises ont évolué : ce sont des corps mouvants, surtout en France où le droit du travail est extrêmement complexe. Le DRH a vu progressivement sa charge administrative s’alourdir. Elle est aujourd’hui écrasante. Il y a souvent un décalage important entre ce qu’on nous « vend » de la fonction RH sur les réseaux sociaux et la réalité du métier…
C’est très bien la QVT (Qualité de Vie au Travail), mais les DRH n’ont souvent pas le temps de s’en occuper comme il le faudrait. D’autant moins qu’en ce moment, beaucoup de leurs journées sont consacrées au défi du recrutement.
Cependant, certains aspects sont positifs : il y a 10 ou 15 ans, les DRH n’étaient presque jamais présents lors des projets de transformation des lieux de travail. C’était la direction qui s’en chargeait avec les services généraux . Maintenant, ils sont assez fréquemment systématiquement associés à ces travaux.
Ils commencent à investir leur dimension stratégique et c’est une très bonne chose. La latitude dont ils disposent dépend bien sûr de leur direction, mais le mouvement est lancé. Aujourd’hui, on parle d’attractivité de la marque-employeur, de diversité, etc. : le périmètre des DRH s’agrandit, on sort de l’approche fonctionnelle du métier.
Venons-en aux managers. Les « nouveaux » modes de management (entreprises libérées, agilité, holacratie, opale..), qui prônent l’autonomie et la responsabilisation, sont-ils une tendance de fond ?
N.C : Il n’y a pas plus élitiste que cette question-là ! Combien de patrons et de salariés ont le luxe de s’intéresser à l’holacratie ou à l’entreprise libérée ? Ce sujet ne concerne qu’une infime minorité d’entreprises. Il est même élitiste dans la Tech, où l’on trouve beaucoup de métiers du back-office, avec des Bac Pro en informatique, des apprentis, etc.
Cependant, il faut considérer ce sujet comme une source de réflexion, et peut-être même comme l’émergence d’une tendance qui finira un jour par gagner l’ensemble de la société. Les tendances sociétales dans le monde du travail sont toujours dessinées par une élite. Il faut une locomotive – et là encore c’est l’Histoire qui parle. En France, cela vient généralement de Paris, d’un écosystème innovant et très imprégné de la culture californienne. Imaginons donc que les nouveaux modes de management gagnent du terrain.
Un point me semble important, pour ne pas se leurrer : l’objectif de départ reste de gagner en performance. C’est encore et toujours la raison d’être de l’entreprise. Cela n’a pas changé et les « nouveaux modes de management » ne sont qu’une autre façon d’y parvenir.
Ils ne sont en rien corrélés à la recherche de sens que nous évoquions plus haut.
Si l’entreprise cherche à garantir de bonnes conditions de travail et de vie à ses équipes… c’est parce que cela maintient leur performance. N’y voyez pas de cynisme, ni de reproche. C’est une ambition naturelle.