Après avoir dévoilé son rapport pour “former l’ingénieur du XXIe siècle”, l’association initiée par Jean-Marc Jancovici The Shift Project, s’intéresse cette fois-ci à la résilience des territoires. Laurent Delcayrou, chef du projet, décrypte pour Alliancy les points évoqués dans ce rapport – devenu l’ouvrage “Vers la résilience des territoires” – où il défend le rôle des relais locaux pour mieux s’adapter au dérèglement climatique.
Alliancy. Lorsque vous parlez de « territoire », est-il question de communes, d’intercommunalités, de départements ou de toute autre entité régionale décentralisée ?
Laurent Delcayrou : Nous n’abordons pas les territoires uniquement du point de vue des collectivités locales, nous parlons de l’ensemble des acteurs – des entreprises aux associations ou encore les citoyens eux-mêmes. Notre travail s’adresse donc à tous les acteurs économiques, politiques et de la société civile – y compris en France d’outre-mer. Tous ont leurs propres leviers d’actions pour contribuer à la résilience des territoires.
Le Tome I s’emploie à définir ce qu’est la résilience, comment la définiriez-vous simplement ?
La résilience d’un territoire peut se définir comme sa capacité à préserver durablement le bien-être de sa population face à tous types de crises. Dans ce contexte, elle ne vise pas un retour à la normale après un choc, mais la transformation du fonctionnement des territoires pour réussir la transition écologique et énergétique. La résilience doit permettre aux territoires de tenir le cap de la transition écologique en dépit des turbulences.
La première partie de ce Tome I est consacrée à “Mesurer les conséquences des dérèglements climatiques et écologiques”… Sommes-nous capables de le faire à ce jour ?
L’objectif cité est à prendre au sens de “mesurer l’ampleur des enjeux et des conséquences”. Nous avons tous entendu parler du dérèglement et des effets du réchauffement avec la fonte des glaciers ou encore les pics de canicule records en Australie, mais tout le monde n’a pas forcément conscience des effets concrets et déjà constatables en France ou en Outre-mer.
En métropole, nous avons eu des crues torrentielles en Haute-Provence, des épisodes de submersion en Charente-Maritime ou encore diverses vagues de chaleur et de sécheresses. En Outre-Mer, ces crises climatiques sont encore plus accentuées.
La science – et le GIEC – nous laisse entendre que cela va s’accroître tout en rappelant également que cela aura des impacts en cascades sur tous les pans de la vie quotidienne. Un épisode de sécheresse ne pose par exemple pas qu’un problème de production agricole ou d’approvisionnement en eau ; il y a aussi des conséquences sur la biodiversité non négligeables, ne serait-ce que du fait de l’assèchement de nos rivières.
Cette première partie vient mettre en lumière la logique systémique des crises et les conséquences en chaîne qui en découlent. Les dimensions sociales et politiques font aussi partie du sujet car les risques climatiques ne touchent pas les personnes de la même manière selon la région habitée, leur âge ou encore leur état de santé. Nous n’avons pas tous les mêmes vulnérabilités face aux vagues de chaleur, ni la même situation de précarité énergétique ou encore de dépendance à la voiture individuelle.
Pour “admettre que le monde que nous connaissons a déjà disparu”, cela revient-il à accepter de faire des concessions sur notre modèle de consommation et s’intéresser davantage à la sobriété qu’au solutionnisme technologique ?
Oui, c’est plus largement ce que notre livre veut faire passer comme message. Bien évidemment, nous allons exploiter tout ce que la technologie peut nous offrir en économie d’énergies fossiles. Mais, cette dernière ne demeure pas suffisante pour mener cette transition, si une réduction globale de notre consommation d’énergies et de ressources n’est pas envisagée.
Il y a toujours des ressources en jeu quand il s’agit de produire de l’énergie – même décarbonée. La technologie est utile, mais il ne faut pas confondre sobriété avec efficacité énergétique. Nous rêvons tous d’une technologie qui nous permette de conserver notre système actuel tout en trouvant des solutions au changement climatique. Cet idéal empreint de solutionnisme technologique nous permettrait de garder notre confort de consommation.
Les climato-sceptiques n’existent pratiquement plus et ce sont bien les techno solutionnistes qui reprennent le flambeau. Ainsi, les calculs que le Shift Project a mené – notamment en raisonnant en tonnes de CO2, d’énergie et de métaux – arrivent tous à la même conclusion : nous n’y arriverons pas avec une simple amélioration technique des services et produits existants, mais avec un changement des usages, des pratiques et des comportements.
Ériger un nouveau modèle de gouvernance ne sera-t-il pas complexe ? Par exemple, le fait d’introduire une taxe carbone ne serait a priori pas acceptée…
Cela relève du champ politique car il y a bien sûr de nombreuses contradictions sur lesquelles il faudra arbitrer. Les Gilets jaunes ont eu le mérite de prouver que plus personne n’imagine désormais pouvoir réussir la transition climatique sans tenir compte des dimensions sociales et des inégalités énergétiques.
Pour mettre en place une taxe carbone sur les carburants, il faut bien réfléchir avant tout qui va être touché en premier et prévoir des mesures d’accompagnement. Certaines franges de la population française n’ont pas d’autres alternatives que la voiture pour se déplacer alors que les habitants des centres urbains disposent d’une pléthore de moyens de transport. Il faut prendre en compte ces disparités territoriales et sortir de la logique en silos.
Le nouveau souffle démocratique ne doit-il pas être assorti d’une décentralisation du pouvoir plus forte ?
L’adaptation au dérèglement climatique et à la transition énergétique est une transformation d’envergure qui ne peut pas reposer uniquement sur l’Etat central et doit impérativement se faire au niveau local. Il n’y aura pas de résilience possible face au changement climatique sans prendre en compte les spécificités et les contraintes en termes de ressources de chaque territoire.
Notre décentralisation est à ce jour incomplète car l’Etat conserve beaucoup de leviers stratégiques comme la fiscalité ou encore la loi. L’Etat reconnaît de plus en plus le rôle des relais locaux dans la transition : les régions ont d’ailleurs été érigées en chefs de file climatique. Mais, objectivement, il manque encore un transfert de moyens pour y parvenir réellement.
Au-delà de la notion d’écologie et de résistance de nos écosystèmes face au changement, abordez-vous aussi la souveraineté qui est aujourd’hui largement évoquée lorsqu’on parle de résilience ?
Le terme résilience est aujourd’hui utilisé à tort et à travers dans tous les domaines. Nous avons fait le choix de traiter la résilience du territoire sous l’angle du risque lié au dérèglement climatique et à la transition énergétique. La notion de souveraineté n’est pas employée directement, mais y est présente, notamment dans notre chapitre sur l’autonomie alimentaire.
Nous ne pourrons pas devenir complètement autonomes à l’échelle internationale. Mais, plus nous arriverons à raccourcir les chaînes d’approvisionnement et à privilégier les circuits courts, plus notre alimentation sera résiliente face à des ruptures en termes d’énergies fossiles ou de stocks. De la même manière, nous importons des médicaments qui viennent du bout du monde…. Nous devons imaginer une relocalisation de ce secteur pour réduire son empreinte carbone et rendre notre santé plus résiliente.
En résumé, la résilience correspond à notre adaptabilité à toutes les crises liées au climat ou à l’énergie. Et à ce titre, la crise ukrainienne est une crise énergétique en tant que telle. Qu’on le veuille ou non, nous allons continuer de faire face à des crises de plus en plus fréquentes et il faut dès maintenant accepter le fait que le monde qu’on a connu avec des énergies fossiles sans limites et un climat stable a déjà disparu. Si nous acceptons de revoir notre manière de vivre et de consommer des ressources, ces crises seront bien mieux supportables.
Comme le Shift Project l’a justifié dans son plan de transformation de l’économie française, l’enjeu est surtout de faire des choix concrets et actionnables immédiatement. Sur quels secteurs devrions-nous nous attarder en premier pour travailler sur la résilience ?
Dans le bilan carbone des Français, l’alimentation, le transport et le logement arrivent en tête. Nous pouvons agir immédiatement sur le premier volet en réduisant notre consommation de viande, en supprimant les élevages intensifs ainsi qu’en rendant notre modèle agricole moins consommateur et dépendant d’énergies fossiles, d’engrais et de matériels.
Sur la mobilité, les centres-villes peuvent miser sur d’autres moyens de transport pour substituer la voiture. Dans les zones rurales où cela n’est pas possible, il faudrait davantage d’aides pour passer aux voitures électriques, mais aussi encourager l’autopartage et le covoiturage.
Pour le logement, la rénovation énergétique est très intéressante car elle permet aussi de créer beaucoup d’emplois. La question est plutôt de répondre au manque de compétences et de main d’œuvre du secteur.
Les acteurs locaux doivent s’emparer de ces enjeux car eux-seuls connaissent les caractéristiques de leur territoire. Il y aura ensuite des arbitrages à faire : un petit village à la campagne pourra tenter d’agir par exemple sur la partie agriculture plutôt que sur l’alimentation. Nous avons un besoin de territorialiser cette transformation, et ne pas donner l’impression que cela viendra d’en-haut.
Le tome 3 s’attache à la manière d’organiser l’action collective et la première chose est d’adopter une démarche inclusive. N’y-a-t-il pas des limites à ces processus démocratiques ? Je pense notamment à l’enterrement du référendum sur le climat qui avait été promis par Emmanuel Macron…
Le message important que nous souhaitons faire passer est le suivant : les enjeux auxquels nous devons faire face sont tellement nouveaux que les solutions du passé ne fonctionneront pas. Nous sommes condamnés à en imaginer de nouvelles, y compris en matière de gouvernance et de concertation. Le schéma ancien selon lequel l’avis du citoyen est réservé au diagnostic plutôt qu’à la décision n’est plus adapté.
Il faut encourager les expérimentations existantes comme les conventions citoyennes territoriales ou les COP locales où les citoyens reçoivent des informations d’experts avant de contribuer à une décision collégiale pour l’avenir de son territoire. Le débat est nécessaire car les territoires sont eux-mêmes interdépendants ; la gestion de l’eau ne peut uniquement être traitée par la région ou la commune. Nous ne pourrons pas devenir résilients chacun dans son coin.