Smart city : on en parle moins, on en fait plus

La Smart city est un terme qui paraît presque désuet tant il semble ne pas avoir résisté à l’épreuve du temps. Il survit pourtant ça et là et le numérique n’a jamais battu aussi fort dans le cœur des territoires. Une incursion qui pose question en matière de résilience, de sobriété, de souveraineté et de dépendance mais qui interroge aussi au sein même des collectivités à l’aune des convictions de chacun.

« Avant, on parlait de Smart city mais on ne la faisait pas, désormais on en parle moins, mais on la déploie ». C’est la conclusion de Jacques-François Marchandise, chercheur et prospectiviste dans le numérique. Il faut dire que le numérique n’a jamais été aussi présent dans le cœur des territoires et que l’arrivée de l’Intelligence Artificielle (IA) décuple les possibilités de faire parler la donnée collectée en grandes quantités ces dernières années.

Depuis plus de 20 ans, d’abord avec la FING (une association qu’il avait co-créé) et désormais seul, Jacques-François Marchandise travaille sur les stratégies territoriales, notamment sur la prospective autour des données personnelles, les problématiques d’inclusion ou encore les questions écologiques. Il voit le regard d’un certain nombre de territoires évoluer : « les collectivités ont sans doute moins une vision d’une ville automatisée que ce qu’inspirait la Smart city ; néanmoins, le développement des objets connectés et la collecte de données sur tous les métiers ont fait le lit des projets IA. »

Les territoires se révèlent tiraillés entre l’exploitation de ces données et l’impératif de devenir plus sobres. « Les territoires produisent, “raffinent”, consomment, tirent partie de toutes les données ; et par exemple des projets de surveillance, de mobilité connectée ou des dispositifs de type hyperviseur montent en puissance », exprime Jacques-François Marchandise, « il y a ce fantasme du tableau de bord connecté qui permettrait de tout maîtriser. »

Du numérique à la transition écologique

Astrid Voorwinden est chargée de mission territoires connectés et Environnement pour Infranum, une fédération au service de la connectivité des territoires. Elle note pour sa part une maturité grandissante des politiques publiques : « il faut encore trouver le bon équilibre, mais il y a aujourd’hui des cas d’usage qui font l’unanimité comme par exemple l’éclairage public intelligent, la télégestion des bâtiments et de l’eau ». Pour elle, les territoires ne cherchent pas à tout connecter ni à optimiser tous les flux mais plutôt cibler certains domaines clés.

Sur ces dispositifs connectés, le Cerema (Centre d’études et d’expertise sur les risques, l’environnement, la mobilité et l’aménagement) déploie une méthode pour en faire le bilan environnemental, économique et social et affiche quelques cas d’usage. Par exemple, la Ville de Saint-Quentin dans l’Aisne a expérimenté l’utilisation d’un système d’arrosage et de tonte dit “intelligents” pour trois terrains de foot, et a comparé les résultats obtenus à ses propres pratiques habituelles sur trois autres terrains. Les bénéfices affichés sont d’abord économiques (moins 30 000 euros par an) et écologiques (moins 350 T CO2 équivalent par an). 

De manière un peu surprenante, le bilan affiche aussi en bénéfice, le fait d’économiser 21 semaines de travail d’un agent ; on peut se demander dans quelle mesure, ce résultat ne pourrait pas inciter les villes à diminuer le nombre de fonctionnaires. On peut aussi s’interroger sur l’indication d’économie carbone réalisée, liée en grande partie à la “tonte intelligente” : la comparaison a pour référence une tondeuse utilisée sur les terrains hors-expérimentation fonctionnant au gasoil. Le bilan serait tout autre si cette machine de référence avait été électrique.

Le cas de la ville de Marcoussis est aussi particulièrement… éclairant. L’éclairage public connecté est valorisé par la méthode du Cerema : « 72% d’économie d’énergie déjà réalisées grâce au passage aux LEDs, Marcoussis a atteint 82% d’économie d’énergie et la différence est atteinte uniquement grâce à la télégestion ». Dans cette situation encore, le fait qu’un demi-emploi soit “économisé” est montré comme un bénéfice et non un risque social. Sans compter que le gain de seulement 10% supplémentaire en ajoutant de l’équipement connecté pourrait être interrogé.

Le risque de la dépendance

Dans cette recherche de solutions par le numérique, le risque est à la dépendance. Plus le numérique est fortement déployé, plus il est difficile de maîtriser tous les risques. La métropole d’Angers en est un bon exemple. La collectivité déploie depuis 2019 un plan pour sa Smart city avec un budget de 178 millions d’euros sur 12 ans. Mais les cyberattaques pourraient bien donner un coup de frein au projet selon Jacques-François Marchandise. 

Le spectre de la cyberattaque de grande ampleur de 2021 est d’ailleurs revenu hanter Angers à la rentrée avec un piratage ayant touché les sites de la mairie d’Angers et de la métropole. Est-ce pour ces craintes que le projet de Smart City a été raboté de 30 millions d’Euros en début d’année ? En tout cas, la montée en puissance des enjeux environnementaux et les risques accrus de sécurité sont des facteurs qui peuvent inciter à repenser ce type de projet.

Pour limiter ces risques, Astrid Voorwinden estime qu’il faut mettre en place certains gardes-fous. Le premier, à ses yeux, est d’accompagner les métropoles pour les aider à maîtriser les compétences numériques. Ensuite, « l’enjeu de souveraineté, de sécurisation des données, la défense d’un modèle français et des écosystèmes locaux » sont d’autres pistes d’après elle pour réduire les risques. Enfin, Astrid Voorwinden le met aussi en avant : « le numérique n’est pas toujours la bonne réponse ! Il faut que les métiers et toutes les parties prenantes soient claires sur leurs besoins et comment la solution numérique peut aider. »

Reconsidérer la place du numérique 

Pour le chercheur Jacques-François Marchandise, la question de la place du numérique fait d’ailleurs de plus en plus débat au sein de certaines collectivités : « il y a des vraies tensions en interne avec des visions non-alignées entre ceux qui d’un côté invitent à une remise en cause de la systématisation du numérique et ceux qui de l’autre ont une fascination pour sa puissance. »

Autre signe qui montre un questionnement de la place du numérique dans les territoires, c’est le lien qui est fait avec les politiques environnementales : « On voit une très forte augmentation d’une vision d’un numérique plus sobre, plus résilient au sein de certaines collectivités » ajoute Jacques-François Marchandise. En illustration, il évoque Nantes métropole et sa boussole de l’IA. 

La boussole de l’IA, ce sont sept principes qui permettent de questionner la mise en place d’un nouveau service basé sur l’IA. Louise Vialard, élue à la ville et à la Métropole de Nantes sur les sujets du numérique responsable et des mutations économiques, revient sur la génèse du projet : « L’IA a récemment pris une place importante dans les discussions internes et les services sont très sollicités par des entreprises privés pour mettre en place de l’IA. » 

Pour accompagner les agents et définir une position commune sur la place de l’IA dans la collectivité, un groupe transpartisan au sein de Nantes Métropole a émergé. De leurs réflexions est née cette boussole. Pour Louise Vialard, elle permet de comparer les coûts avec ou sans solution numérique, d’en questionner l’impact environnemental et l’impact social, à savoir si la solution améliore le service public rendu et la qualité de vie des agents.

Interroger chaque cas d’usage

« La boussole est encore théorique et il faut qu’on l’éprouve pour voir si elle est réaliste » ajoute Louise Vialard. La boussole est en phase d’expérimentation sur des cas d’usage. « Par exemple, sur un cas d’aménagement de la ville, la facilité aurait été de faire un déploiement global de l’IA » détaille-t-elle, « or la boussole révèle que c’est avec une utilisation limitée de l’IA, et un travail de réorganisation interne et de montée en compétences des agents que le projet a du sens pour toutes les parties prenantes. »

La résistance à la non généralisation du numérique apparaît comme un grand défi pour les collectivités afin de donner du sens à leur politique territoriale. Une résistance qui demande du courage politique pour ne pas se laisser aller à la facilité d’un déploiement tous azimuts devant la multiplication des promesses du numérique en général et de l’IA en particulier. 

Accepter de mener cette réflexion en profondeur, questionner, remettre en cause, prendre le temps, autant de facteurs qui peuvent éviter des décisions hâtives… Comme celle de fournir un accès gratuit à tous ses administrés à ChatGPT, IA générative produite par une entreprise américaine. Un pas que n’a pas hésité à franchir, il y a quelques jours, la ville d’Arcachon pour, entre autres, “lutter contre la fracture numérique”. Un signe que pour construire une ville réellement “Smart” en matière de souveraineté, d’équilibre social et de gestion des risques climatiques, il y a encore du chemin à parcourir.