Fabrice Bonnifet, directeur Développement Durable & Qualité, Sécurité, Environnement du Groupe Bouygues et Président du C3D, décrypte les enjeux environnementaux et sociétaux auxquels les entreprises sont aujourd’hui confrontées.
Alliancy. Comment intégrez-vous l’économie de la fonctionnalité au cœur de vos modèles économiques ?
Fabrice Bonnifet. Chez Bouygues, il existe six métiers distincts donc six modèles économiques différents. Pour le métier historique de la construction, la fonctionnalité correspond avant tout à l’usage des bâtiments. L’enjeu est de faire durer plus longtemps les infrastructures de toute nature et de faciliter le partage des espaces entre plusieurs types d’utilisateurs. Cela passe notamment par la notion de réversibilité des bâtiments après un premier usage. Nous l’avons déjà expérimenté à Lyon, dans le quartier Confluence, dans lequel nous avons livré récemment un immeuble de bureaux qui pourra se transformer en logements sans avoir à tout reconstruire. Cela génèrera une économie substantielle de matériaux et donc de carbone.
Une autre piste sur laquelle nous travaillons est le réemploi de matériaux de toute origine dans les ouvrages que nous construisons ou rénovons. Nous n’en sommes pas encore à dissocier la vente d’un ouvrage des matériaux qui le constituent, en mode « Materials as a Service », mais nous savons que les matières premières vont prendre de la valeur dans un futur proche et que nous avons intérêt à anticiper, dès la conception, la récupération des éléments constitutifs.
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Cette démarche s’applique-t-elle à d’autres métiers du groupe ?
Fabrice Bonnifet. Oui, dans les télécoms, l’économie de la fonctionnalité est une pratique courante. Les « box » sont en réalité louées aux clients qui n’attachent aucune importance à leur possession. Ce qui leur importe, c’est de bénéficier d’un service de qualité de fourniture d’accès à Internet. En outre, les box sont écoconçues pour durer, car nous n’avons aucun intérêt à intégrer de l’obsolescence dans ces machines dont nous restons propriétaires.
Le service de « leasing » de terminaux n’est pas encore une pratique courante, mais il est clair que louer son « device » peut participer à augmenter sa durée globale d’utilisation avec plusieurs utilisateurs. La pratique qui consiste à donner une seconde vie à son smartphone en le remettant dans le circuit commercial participe à cette tendance et cela évite de laisser dormir dans les tiroirs des objets qui ont encore un potentiel d’usage.
Comment sensibiliser les dirigeants d’entreprise à la thématique de la sobriété ?
Fabrice Bonnifet. Sensibiliser les dirigeants ou quiconque à la thématique de la sobriété n’est pas très compliqué, car la compréhension première se traduit par des économies financières à court terme. Il est en revanche plus complexe de faire comprendre la différence entre sobriété et efficacité énergétique. L’efficacité énergétique consiste à produire des équipements qui consomment toujours moins d’énergie et/ou de matières premières. C’est le rôle des ingénieurs de faire cela. Mais ces économies de ressources ont pour conséquence de les rendre plus facilement accessibles en raison de la baisse de leur prix. Bref, ce que vous gagnez unitairement, vous le perdez par l’augmentation du volume des ventes. C’est ce qu’on appelle l’effet rebond. En conséquence, les gains environnementaux in fine sont nuls, voire se détériorent.
En revanche, la sobriété consiste à accepter de ne pas dépasser un maximum de consommation de ressources ou de volume de vente pour un marché donné, particulièrement si cette augmentation conduit à en utiliser toujours plus. Le marché seul ne sait pas faire cela, nous aurons besoin de régulation. Avec la sobriété, nous mettons l’efficacité énergétique au service du toujours moins en absolu, en maîtrisant l’effet rebond.
La sobriété est la meilleure réponse à la production énergétique qui va décroître. Nous entrons dans une ère inédite d’économie mondiale sous contrainte de flux physiques. L’époque du « no limit » est révolue, les entreprises vont devoir réaliser leurs plans d’affaires en prenant en compte la déplétion inéluctable des ressources minérales, c’est un changement majeur de paradigme.
Quels nouveaux indicateurs utiliser aujourd’hui pour concilier activités économiques et durabilité ?
Fabrice Bonnifet. L’humanité a grandement besoin d’un nouveau système comptable. La question est de savoir si nous allons accepter de mettre en place une approche incitant les acteurs économiques à intégrer dans leurs comptes les sommes nécessaires pour protéger et restaurer les déterminants du business, c’est-à-dire le capital naturel qui regroupe la bonne santé des écosystèmes et le renouvellement des stocks de ressources naturelles.
Depuis la nuit des temps, les « hommes » considèrent la nature comme un centre de ressources gratuites que nous exploitons sans suffisamment de précaution et qui nous permet de générer des recettes financières sans considération de redevabilité. Désormais, nous devons mettre l’économie au service du vivant.
Vous avez identifié quatre macro-tendances ayant une influence sur les activités du groupe Bouygues : Croissance démographique / densification urbaine, Urgence climatique / extinction de la biodiversité, Transformation numérique / technologique et Évolution des usages des clients. Laquelle vous paraît la plus urgente à traiter ?
Fabrice Bonnifet. Elles sont toutes interdépendantes, nous devons toutes les prendre en compte simultanément. Cela étant, la mère des batailles reste l’urgence climatique et la préservation de la biodiversité. Il n’y aura pas d’activité économique pérenne et encore moins de bien-être social, si nous n’arrivons pas à stopper le plus vite possible le changement climatique.
Les entreprises qui ne sauront pas répondre à cet enjeu, de manière crédible, perdront tôt ou tard leur « licence to operate », c’est-à-dire l’autorisation d’exister de la part de leurs parties prenantes. Il est indispensable de mettre en place des trajectoires de décarbonation basées sur la science, c’est ce que nous faisons chez Bouygues.
Chez Alliancy, nous suivons de près la thématique du numérique responsable. Peut-on rendre le numérique réellement responsable ?
Fabrice Bonnifet. Le numérique est l’industrie dont la consommation énergétique augmente le plus d’une année sur l’autre, environ 9 % par an. La question du sens des services numériques se pose. Une part significative de ces services n’améliore pas significativement la vie du plus grand nombre et ne participe en rien à la préservation du bien commun.
Les éditeurs de logiciels, les fabricants de matériels et les opérateurs doivent accepter d’adopter un code de conduite pour un usage numérique plus responsable. Mais c’est surtout le rôle des régulateurs de flécher les « règles du jeu » vers plus de techno-discernement, si nous voulons conserver les acquis les plus essentiels.
Vous êtes Président du C3D, le Collège des Directeurs du Développement Durable. Quels sont vos chantiers actuels ?
Fabrice Bonnifet. Nous devons préparer la mise en œuvre de la nouvelle régulation qui va se mettre en place autour de la CSRD (Corporate Sustainability Reporting Directive). Cette obligation va obliger les entreprises à prendre en compte les risques sociaux et environnementaux associés à leurs activités, mais également les impacts négatifs qu’elles font subir à la nature. C’est une révolution car, pour la première fois, la notion de prédation pour créer de la valeur économique est reconnue.
Le deuxième grand chantier est celui du narratif : comment allons-nous rendre la sobriété désirable dans un monde qui a cru à tort qu’il était sans fin ? Il va falloir inventer un nouvel imaginaire de la vie sociale, basé sur moins d’individualisme et plus de solidarité, de collaboration et d’entraide. Si nous voulons conserver un bon niveau de confort de vie matériel et permettre à ceux qui sont encore dans la misère d’en sortir, nous allons tous devoir revoir nos modes de vie. Nous avons besoin des artistes pour développer ces nouveaux récits du vivre ensemble en respectant les limites planétaires.
Un défenseur de l’entreprise contributive
Fabrice Bonnifet a pour mission d’animer et de coordonner la démarche développement durable / RSE du Groupe Bouygues. Pour cela, il participe en appui des managers à l’évolution des modèles économiques des unités opérationnelles, il pilote des projets transverses associés notamment à la stratégie climat & biodiversité et les achats responsables. Il assure également le reporting extra-financier et le dialogue avec les parties prenantes du Groupe. Enfin, il anime la filière QSE / DD du Groupe et organise des séminaires d’auto-évaluations et des formations à l’attention des managers sur le thème de la reconfiguration des systèmes de management pour tendre vers des modèles d’entreprises contributives.
Il est également Président du Collège des Directeurs du développement durable (C3D), Administrateur de The Shift Project et co-auteur du livre sur l’Entreprise Contributive, concilier monde des affaires et limites planétaires, édité chez Dunod.
Fabrice est ingénieur du Conservatoire des Arts et Métiers, il enseigne à l’Université de Paris Dauphine dans le Master Développement Durable & Organisations, à l’Ensam et l’ESTP dans le Mastère Spécialisé Habitat & Construction durables.