Sobriété numérique : comment lever les verrous ?

Aller vers une forme de sobriété numérique est un chemin pavé d’embûches tant les obstacles sont nombreux. Qu’ils soient d’ordres techniques, culturels, politiques, psychologiques ou encore économiques, ils entravent fortement le passage à la sobriété. Néanmoins, quelques lueurs d’espoirs existent ici et là pour faire effet de levier.

Sobriété et numérique sont-elles deux notions compatibles ? Après deux jours passés dans les allées de Numérique En Commun[s] 2024 (NEC 2024) qui se tenait fin septembre à Chambéry, difficile de s’en convaincre. Et il est vrai que l’ébriété est totale dans le numérique. Les verrous à la sobriété numérique se sont installés de manière durable dans notre société pour des raisons de diverses origines. Mais dans ce tableau, il existe des motifs d’espoir et des tentatives de femmes, d’hommes, d’organisations, pour insuffler un retour à la sobriété.

Françoise Berthoud, ingénieure de recherche au CNRS et Laurent Lefèvre, chercheur en sciences informatiques à l’Inria et à l’ENS Lyon, font partie de ceux-là même si pour l’instant, ils voient encore trop peu de leviers. Les deux chercheurs, impliqués depuis longtemps sur les sujets liés à l’empreinte environnementale du numérique à travers le groupe de travail EcoInfo dont Françoise Berthoud est à l’origine, tenaient une conférence sur le sujet des verrous à la sobriété numérique à NEC 2024.

Des verrous durablement installés

Aller vers la sobriété n’est pas chose aisée, car la sobriété c’est un peu comme le régime : pour répondre à l’excès, il faut serrer la vis et vaincre de nombreux obstacles durablement installés pour en faire moins. Et aujourd’hui, force est de constater que la tendance est au toujours plus dans le numérique. Selon Françoise Berthoud et Laurent Lefèvre, les verrous à cette sobriété numérique peuvent se diviser selon quatre grandes dimensions : socio-technologiques, individuels et psychologiques, culturels et économiques, institutionnels et politiques.

Premier constat sur le plan socio-technologique, les 22 licornes françaises sont toutes basées sur le numérique. Une indication claire selon les deux chercheurs que l’imaginaire de l’innovation n’existe plus sans le numérique. Autre verrou technique, plus systémique, l’omniprésence du numérique, dans tous les métiers, et l’interdépendance de tous les services rendent l’ensemble extrêmement difficile à faire décroitre.

Sur le plan individuel et psychologique, c’est d’abord la diminution du niveau d’autonomie des citoyens face au numérique qui interpelle Françoise Berthoud et Laurent Lefèvre. Ils l’expliquent par la fascination pour l’innovation et la nouveauté qui nous rend toujours plus dépendant. Aussi, les impacts du numérique sont très invisibilisés : les mots du numérique suscitent un imaginaire très vertueux et immatériel. Le mot cloud évoquant les nuages en est le parfait exemple.

D’un point de vue culturel et économique, les deux chercheurs relèvent que les biens de positionnement créent un emballement sur la possession d’équipements numériques. La notion de “bien de positionnement” correspond à la volonté des moins riches d’accéder aux biens des plus riches. Les modèles de smartphones qui se succèdent concourent à alimenter ce mécanisme. Le récit dominant en faveur du numérique est aussi un facteur qui favorise son sur-développement.

Sur le versant institutionnel et politique, Françoise Berthoud relève la difficulté à créer du débat autour des choix du numérique. Pour elle, il y a un déficit démocratique, comme par exemple sur l’arrivée d’une nouvelle technologie ou la dématérialisation des services. Les deux chercheurs relèvent aussi la dévalorisation publique des sociétés non technophiles, à l’instar de la déclaration d’Emmanuel Macron renvoyant les opposants à la 5G en 2020, au « modèle amish ».

La nécessité de changements systémiques

Le tableau dressé par les deux chercheurs semble montrer une impasse en matière de transformation. Si aujourd’hui questionner les usages semble envisageable, parler de “réduire les usages” provoque immédiatement une levée de bouclier selon Laurent Lefèvre. Françoise Berthoud relève aussi que le numérique existe depuis peu mais qu’aujourd’hui il est la quintessence de notre économie moderne. La quintessence car on y trouve tout selon elle, et de citer pêle-mêle : la mondialisation, l’innovation, les inégalités, des chaînes complexes de sous-traitance, la pollution, la destruction d’habitat, de ressources naturelles, etc.

Il y a tout de même des raisons de croire que les lignes peuvent bouger. Et elles bougent déjà. Par exemple, selon Françoise Berthoud et Laurent Lefèvre, les gens ont plus conscience qu’il y a 15 ans des enjeux de pollution du numérique. Dans les écoles, sous l’impulsion de la loi, des lignes bougent peu à peu avec des cours qui se mettent en place sur l’empreinte du numérique.

Il y aussi ce projet que EcoInfo pilote aux côtés de l’ADEME : Alt-Impact, un nouveau programme ambitieux, qui, au-delà de financement de nombreux projets dans le numérique responsable, permet à l’ADEME d’avoir plus d’effectifs dédiés au sujet : d’une personne et demi, le service en charge du numérique responsable est passé à 11 personnes. .

Mais selon Françoise Berthoud et Laurent Lefèvre, pour une réelle transition, il faudra une transformation systémique car les ajustements à la marge ne suffiront pas : prendre le virage d’une sobriété plus engagée qui va déborder sur tout, et passer par des changements sociétaux en profondeur. Leur crainte : que cette transformation n’arrive qu’à la suite de très grosses crises, comme des difficultés à s’approvisionner en eau, en ressources naturelles ou en énergie.

Une législation très contraignante comme levier

Pour Romane Clément, co-fondatrice de Ctrl S, une agence de design indépendante qui milite pour un numérique responsable, également présente au NEC 2024, la sobriété numérique passera par la loi. « Je crois en la “Hard Law”, c’est-à-dire des lois très contraignantes pour aller vers la sobriété » explique-t-elle, « on a une capacité d’absorption de la loi en France qui est assez bonne… On râle d’abord, mais après on accepte et on fait ! »

Les enjeux légaux animent Ctrl S depuis le début de leur jeune aventure il y a quatre ans. L’agence a notamment contribué à la loi REEN (loi de Réduction de l’Empreinte Environnementale du Numérique) en 2021. « Même si la loi REEN n’a pas été aussi ambitieuse que nous le voulions à travers nos propositions, elle a déjà permis des avancées importantes » reprend Romane Clément « et pour Ctrl S, cette consultation nous a mis le pied à l’étrier pour faire du lobbying pour un numérique plus responsable ».

Pour une approche collective du sujet

Pour prolonger cet engagement, Ctrl S fait travailler collectivement des acteurs sur leur stratégie numérique responsable. Depuis 2022, l’agence déploie ses Lab, un programme de recherche-action sur des secteurs où « les acteurs sont les plus à mêmes de collaborer » détaille Romane Clément, « on a décidé de commencer par le secteur culturel, et en 2025, on se lancera sur le secteur l’enseignement supérieur ». Pour renforcer le sens de sa démarche, Ctrl S s’est associé à l’association Les Augures spécialisée sur l’accompagnement des acteurs de la culture dans leur transition écologique et sociale.

Le programme de Ctrl S dure huit mois et réunit plusieurs acteurs d’un même secteur. « On forme un groupe, on crée des prototypes et on met ainsi un premier pied dans la transformation d’un secteur » développe Romane Clément, « avec les Lab, on lève la barrière de la concurrence. Cela évite de donner une mission conseil individuelle à une institution en particulier, mission qui aurait été sensiblement d’un acteur à un autre ! ».

Désormais, en plus de l’engagement financier de chaque institution participante, le ministère de la Culture sponsorise le projet pour contribuer à la transition du secteur. « On sait qu’on a fait moduler des stratégies de grandes institutions culturelles ; c’est déjà une première belle réussite ! » conclut Romane Clément. Une preuve supplémentaire que face aux verrous de la sobriété numérique, la créativité permet toujours d’aller chercher des nouveaux leviers. Des motifs d’espoir des transitions possibles.