Militant pour la défense des droits et des libertés individuelles en tant que co-fondateur de La Quadrature du Net, Benjamin Bayart estime que la souveraineté individuelle devrait constituer le levier des politiques numériques françaises et européennes. Selon lui, ce combat implique aussi une forme de protectionnisme face aux Américains et aux Chinois.
Estimez-vous que le sujet de la souveraineté numérique est traité au bon niveau aujourd’hui ?
Le problème c’est que la souveraineté individuelle n’oriente plus la commande publique. Selon la philosophie, la souveraineté individuelle, c’est l’idée que la société accorde un certain respect à des individus et leur reconnaît un certain nombre de droits et de protection. Et un pays doit en être le garant ou, dans notre cas, l’Union européenne également. Par exemple, le RGPD donne cette protection et n’est pas aligné sur le droit américain. Une entreprise qui respecte le droit européen ne respecte donc pas forcément le droit américain, avec pour argument la protection des citoyens européens.
Pour être cohérent et en maîtrise, cela devrait impliquer une forme de contrainte sur la commande publique, mais aussi privée. Or, aujourd’hui l’État ne peut plus dire « j’achète Français ». Il doit passer par des appels d’offres qui ne sont pas toujours dans l’intérêt général. Autrefois, il existait une forme de protection venue des usages des milieux industriels. Certaines industries achetaient toujours auprès d’entreprises dont elles étaient très proches et qui étaient presque une de leurs excroissances au niveau national. On l’a vu dans le ferroviaire par exemple. Mais aujourd’hui nous avons perdu cette culture. Les grands capitaines de l’industrie forment un réseau issu de grandes écoles et s’entraident, mais les entreprises elles, ne collaborent plus. Aujourd’hui, il n’y a plus de logiques industrielles, il y a beaucoup de copinage… alors pour fabriquer du patriotisme et préserver la souveraineté individuelle, il faut inventer de nouvelles pratiques. En la matière, décider d’acheter dans notre espace économique bénéficie à l’ensemble de la société, notamment par la baisse du chômage.
Est-ce qu’il s’agit de défendre une approche protectionniste pour le numérique ?
Toute la question est de savoir quel est le but de ce jeu économique complexe : n’est-ce pas de trouver le moyen de faire société et de permettre au plus grand nombre de n’être pas trop malheureux avec le numérique ? En ce sens, le protectionnisme peut être un véritable levier pour défendre la souveraineté individuelle. Encore une fois, le RGPD est un bon exemple.
Mais les remises en question doivent être plus profonde sur la souveraineté individuelle : il existe des situations qui sont difficilement compréhensibles par le grand public. La loi interdit notamment d’analyser le fonctionnement d’un logiciel, notamment pour des raisons de propriété intellectuelle. C’est très surprenant : on n’a plus la main. Quand j’utilise un marteau, il fait ce que je décide, pourquoi pas un logiciel ? C’était déjà le cas à l’époque des DVD par exemple, un message indiquait qu’il était interdit de télécharger des films et il était impossible de sauter ce message. Il obéissait à quelqu’un d’autre que nous, contre nous. Et il était impossible de retirer ce mécanisme sans être hors la loi. On est loin de la souveraineté individuelle.
Qu’est-ce qui pourrait changer la donne ?
Souvent dans le numérique, la loi protège les forts contre les faibles. Les gouvernants veulent par exemple que les plateformes se chargent de faire régner l’ordre sur leurs sites. On ne peut pas demander à un organisme privé de savoir ce qui répond à la loi et de rendre la justice. Pour inverser la donne, je pense que les logiciels libres sont une des réponses. Si un logiciel est libre, c’est que le contexte est documenté et que le matériel a des spécificités connues. Cela permettrait de sortir de la situation actuelle, où l’on ne documente plus le matériel et où on n’explique plus comment il fonctionne. Le mode d’emploi des composants n’est même plus public. Ce qui fait de nous le propriétaire d’un outil dont on ne connaît pas le fonctionnement et que l’on ne maîtrise pas.
Les entreprises européennes sont-elles suffisamment engagées sur le sujet de la souveraineté ?
Les textes européens permettent une forme de protectionnisme. Mais les industriels européens sont frileux à s’en saisir. Ils se plaignent plutôt que de tenter de gagner la bataille économique contre les Américains et les Chinois. Certains voudraient faire les mêmes « dégueulasseries » que leurs concurrents américains sur l’exploitation des données personnelles alors qu’en innovant, les start-up pourraient pousser Zuckerberg vers la sortie plutôt que de tenter de le copier. Ils estiment que leur croissance immédiate est plus importante que la structuration d’un pays et de son indépendance, et donc par extension de la préservation de la souveraineté des individus. C’est une perte de vue de tout autre intérêt que celui des actionnaires.
La domination des entreprises américaines sur le plan technologique est très importante. Comment changer de modèle sans prendre encore plus de retard ?
Cette dépendance aux Américains freine le respect des lois, mais structurellement elle ne freine pas la possibilité d’un changement de modèle. Dans les années 50-60, les Américains avaient de l’avance dans le secteur du nucléaire. À l’époque, cela aurait été plus rapide de s’appuyer sur leurs technologies, et pourtant ce n’est pas ce que nous avons fait. Car importer une technologie que nous ne comprenons pas nous met finalement en retard. Nous avons des ingénieurs et des laboratoires très compétents, nous avons le savoir-faire, mais nous avons des capitaines d’industrie et des ministres qui malheureusement n’y comprennent rien. Il est encore possible de faire cette bascule en s’appuyant sur l’Europe. Je pense que c’est le bon niveau pour prendre les décisions lorsqu’on parle de business et de numérique car la démocratie fonctionne au niveau européen, moins en France…