Pour pouvoir suivre l’intense dynamique d’innovation à l’œuvre dans le secteur agricole et y contribuer plus efficacement, un éditeur français de 1600 salariés, Isagri, a décidé de laisser carte blanche à une start-up interne de six personnes : Promize.
| Cet article fait partie du dossier « Agriculture : des hommes et des champs connectés »
Les innovations à destination de l’agriculture se multiplient depuis plusieurs années, portées par la vague du numérique et par des start-up de « l’agritech » aux idées originales. Le marché que ces dernières veulent adresser est prometteur car les agriculteurs sont, au final, très connectés, mais il est également complexe. « Si l’on regarde le secteur dans son ensemble, ce n’est pas seulement l’agriculteur qui se digitalise. Les coopératives, les acteurs de la négoce, les fabricants de machines, les loueurs de matériel… c’est toute une chaîne qui se transforme » observe Alexandre Diaz, qui dirige Promize. Cette start-up, née officiellement en janvier 2018, est un cas à part : elle a été créée par l’éditeur de logiciels pour le monde agricole Isagri pour changer son approche de l’innovation vis-à-vis du secteur. Le 13e éditeur français, basé à Beauvais (Oise) est peu connu de son propre aveu au-delà du monde agricole. Il a pourtant généré en 2017 un chiffre d’affaire de 160 millions d’euros et a de fortes ambitions. Après avoir recruté 160 personnes l’an dernier, son dirigeant Jean-Marie Savalle a ainsi accompagné Emmanuel Macron en Chine en janvier, pour finaliser une opération de croissance externe et entrer plus fortement dans l’Empire du Milieu, véritable titan du marché agricole.
« Partir plus tôt » sur les innovations
L’éditeur, fort de 10 filiales et 1600 salariés dont 250 se consacrent à la R&D, a cependant jugé qu’une organisation nouvelle était nécessaire pour pouvoir mieux lier son avenir à celui de la transformation numérique du monde agricole. En créant Promize, son objectif est donc de faire émerger un interlocuteur mieux adapté, en interne, pour échanger avec un écosystème de l’innovation fragmenté et composé à la fois de petits acteurs très agiles et dynamiques et de géants technologiques comme Microsoft ou Orange. « Promize a carte blanche pour explorer de nouveaux territoires, afin de pouvoir « partir plus tôt » sur les innovations qui feront l’agriculture de demain. L’idée était de ne pas être influencé par l’existant d’Isagri et sa roadmap, d’être agile, tout en bénéficiant d’une bonne sécurité financière et d’un ancrage important à l’international », détaille Alexandre Diaz.
L’équipe de Promize réunit 6 personnes, dont la moitié est issue du monde de l’agriculture et des technologies agricoles, alors que les autres viennent de l’univers du digital et du développement logiciel. Une manière d’intégrer des visions différentes et de passer outre les silos qui apparaissent naturellement dans les organisations de plus grande taille. Si la start-up bénéficie du modèle de distribution d’Isagri et du contact avec les centaines d’agriculteurs qu’entretient l’éditeur, elle veut aussi aller plus loin que le simple développement technologique. « Le changement du monde agricole est technologique, mais il est aussi méthodologique et économique. Promize doit donc porter aussi le sujet de l’innovation en matière de business model par exemple », résume Alexandre Diaz. Au-delà du sujet de la productivité, le jeune CEO estime donc qu’il doit apporter des réponses en matière de défis environnementaux, sociétaux ou encore de qualité…
Autant de thèmes qui ne concernent pas que l’exploitant agricole, mais bien « tout un écosystème », y compris du côté des acteurs de l’offre logiciel. En la matière, une start-up interne est le moyen d’industrialiser et de distribuer plus vite certaines innovations, par le biais de partenariats, sans « tuer » les start-up du marché qui en ont eu l’idée au départ. « Ils nous ont laissé vivre à notre rythme, alors que cela aurait été difficile en contact direct avec Isagri par exemple », témoigne Antoine Dequidt, un agriculteur qui a fondé en septembre 2016 la start-up Karnott. Celle-ci propose des boitiers connectés pour dématérialiser et automatiser les carnets de notes que les exploitants tiennent concernant l’utilisation de leur matériel, et de géolocaliser celui-ci. « Cela n’a de sens que dans une vision écosystème : nous récoltons de la donnée, qu’il faut ensuite que d’autres acteurs puissent analyser et restituer pour que les agriculteurs en tirent une valeur nouvelle », explique-t-il pour illustrer le rôle de mise en relation que joue Promize.
Une start-up interne permet d’accepter l’incertitude
Et Promize n’intéresse pas que les autres jeunes pousses du monde agricole. En Val de Loire, Groupama compte bien dessus pour accélérer la démarche d’innovation entamée il y a un an avec Isagri. Suite à l’augmentation des aléas météorologique, 70% des agriculteurs du département ont perdu un tiers de leur récolte, entraînant près de 100 millions d’euros de compensation pour l’assureur. Celui-ci teste depuis auprès des viticulteurs la petite station météo connectée proposée par Isagri, afin de faciliter une meilleure gestion du risque pour les agriculteurs – avec des informations beaucoup plus locales que celles des grandes stations existant sur le territoire. A terme, le groupe vise la création de meilleurs services d’assurance indicielle. « Nous voulons améliorer très rapidement nos connaissances sur le sujet et voir à quel point ce marché est porteur. Nous attendons donc des partenaires très agiles pour expérimenter », souligne Frédéric Chaudé, responsable pôle technique agricole de Groupama Paris-Val de Loire. « Ce sont des thèmes d’innovation où les acteurs sont par nature en découverte. Il n’y a rien qui préexiste « sur étagère » pour les exploitants et il faut tout co-construire en mêlant les expertises », remarque pour sa part Alexandre Diaz.
Dans un tel contexte, la création d’une start-up interne permet donc d’accepter un niveau d’incertitude et un rythme d’expérimentation rapide, qui ne serait par ailleurs pas toujours compatible avec les impératifs business d’une ETI de la taille d’Isagri. A deux conditions : d’abord de ne pas viser les seuls « geeks » sous prétexte que le monde agricole est plus que jamais connecté. Puis en gardant en tête que les problèmes financiers des agriculteurs sont bels et bien réels et que les innovations n’auront à leur yeux de sens qu’en permettant de réduire ou de mutualiser des coûts. Innover en écosystème, c’est avant tout faire vivre des exploitations et éviter les gadgets.