Sur le marché de l’IA, la concurrence faussée par nos autres dépendances technologiques

 

Au-delà de la pluie d’investissements annoncée, que retenir du Sommet pour l’action sur l’intelligence artificielle ? La question de la bonne santé concurrentielle du marché de l’IA a été l’un des axes les plus intéressants abordés lors du « Business Day ». Avec des enseignements peu réjouissants vu de l’Europe.

 

Que retiendra-t-on du Sommet pour l’action sur l’intelligence artificielle qui s’est tenu à Paris les 10 et 11 février derniers ? Sans doute le fait qu’Emmanuel Macron a voulu en faire un « Choose France » bis, avec une vision résolument optimiste centrée sur les investissements à venir, plutôt qu’un sommet pour coordonner l’action internationale face aux risques et déséquilibres mondiaux que la démocratisation de ces technologies amène, comme cela était prévu initialement. Les 109 milliards d’euros d’investissements en France ont été martelés encore et encore par le président de la République, et il en a été de même pour les 200 milliards européens (dont 150 apportés par de grandes entreprises du continent) mis en avant par la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen. Et au-delà de ces pluies de milliards dont il faudra suivre les réalisations ? Une question posée lors du « Business Day », événement satellite du sommet, retient l’attention : la concurrence sur le marché de l’IA peut-elle être juste et équilibrée ?

« Les KPI sont clairs, les États-Unis sont en avance et leurs grands acteurs de la tech dominent le marché, c’est une évidence », a rappelé Bernhard Kluttig, lors du Sommet. Mais pour le secrétaire d’État allemand du ministère fédéral de l’économie et du climat, il ne sert à rien de s’en plaindre : l’Europe doit plutôt trouver les moyens de riposter contre les pratiques abusives et les concentrations extrêmes de marché. Avec un effort particulier pour éviter les « killer acquisitions » de start-up, quand des grandes entreprises « tuent » la concurrence en rachetant un petit qui commence à les chatouiller. Pour le ministre allemand, le Digital Markets Act (DMA) européen, entré en vigueur au moment où ChatGPT prenait son envol, est l’un des outils majeurs pour agir en ce sens. Face aux champions, de nombreux challengers appellent d’ailleurs à faire respecter la législation existante beaucoup plus fermement, avant même de penser à des « amendements » chargés d’inclure les spécificités d’un marché de l’IA aux contours encore incertains. 

Pour l’économiste Benoît Cœuré, président de l’Autorité de la concurrence française, « l’arrivée de DeepSeek envoie un message important : l’industrie de l’IA est ouverte à la compétition ». Mais il note également que le marché est surtout animé par une course à la taille critique, à l’argent et à l’accès aux données les plus nombreuses possibles… Avec en la matière, un avantage certain aux acteurs installés. « Nous voyons que les grands acteurs vont jouer au maximum de leurs leviers existants sur le marché », décrit-il à partir des études déjà menées par l’institution. 

 

La fiction d’une concurrence vibrante sur le marché de l’IA

 

Et en la matière, la dépendance du marché de l’IA à celui du cloud est particulièrement saisissante. Amba Kak, co-fondatrice de l’AI Now Institute, un institut de recherche américain référent, et l’une des 100 personnalités mondiales les plus influentes de l’IA selon le magazine TIME, résume la situation sèchement : « Depuis deux ans, on constate que les acteurs de l’IA ont dû se reposer sur des partenariats avec des cloud providers pour espérer se démarquer. Entre 80 et 90 % des investissements réalisés sur l’IA reviennent vers les principaux cloud providers, qui sont eux-mêmes à la source de 75 % de ces investissements. » La Federal Trade Commission (FTC), l’agence américaine chargée de l’antitrust, qualifie la situation de « logique d’investissement circulaire » et pointe que ces partenariats permettent aux « big tech » d’accéder à des données clés pour renforcer leur domination déjà marquée. Pour Amba Kak, c’est dans ce cadre « une fiction de prétendre que la concurrence du marché de l’IA est vibrante parce qu’il y a un bel écosystème de start-up. Les clés sont chez les cloud providers ». Et en la matière, trois acteurs se partagent près des trois quarts du marché mondial. Cerise sur le gâteau, la FTC est actuellement reprise en main par l’administration Trump et son nouveau directeur pourrait laisser libre cours aux volontés des barons de la tech.  

Sur l’IA, « on est en train de cimenter un oligopole », pointe la députée européenne Stéphanie Yon-Courtin (Renaissance), « ce qui va laisser la possibilité à quelques oligarques d’imposer encore plus leurs règles ». Elle fait partie de ceux qui appellent l’Europe à muscler fortement son action pour faire respecter le DMA, ainsi que les autres textes entrés en vigueur ces derniers mois (Digital Services Act, AI Act…). 

 

Position délicate pour les innovateurs

 

« Le fond du sujet, c’est le modèle de distribution pour que les nouvelles offres d’IA touchent leur public. Un nouvel acteur dépend des grands pour être distribué (grâce au cloud, NDLR) », résume l’Open Market Institute, en croisade contre les pratiques de concentration de marché. Avant de continuer : « C’est une position délicate pour les innovateurs, car ils se retrouvent à ne pas vouloir concurrencer les géants directement, au risque sinon d’être coupés du marché par eux. » L’innovation et le dynamisme apparent du marché IA pourraient donc être très factices, simple mirage camouflant le contrôle presque total des grands du cloud sur ce qu’il adviendra réellement. 

Dans ce cadre, tous les investissements annoncés lors du Sommet pour l’action sur l’IA ne risquent-ils pas d’être détournés de leur objectif premier ? « Les gouvernements sont dans leur phase “open to AI business” avec la volonté d’attirer au maximum, d’annoncer des gros tickets », reconnaît Amba Kak. « Mais il faut qu’ils soient très clairs sur la nature et l’intérêt réel des investissements massifs qui sont annoncés : à qui cela profitera vraiment le plus ? Nous devons garder en tête que le marché de l’IA n’a pas encore trouvé ses modèles d’affaires de long terme. ». L’avenir pourrait donc réserver quelques surprises. 

 

L’espoir de l’IA frugale pour mettre un terme à la course à la data

 

En France, l’Autorité de la concurrence observe la situation avec attention. « Le risque est effectivement que les investissements publics ne favorisent pas la concurrence ; il faudra donc s’en assurer », signale Benoît Cœuré. Il espère par ailleurs que face au développement des approches small data, du edge computing, de l’IA frugale, la « course à la data » ne sera peut-être pas une fatalité. « On peut l’espérer, car si on va vers cela malgré tout, il y a un risque que les leaders technologiques deviennent des exploiteurs de data, à tous les niveaux, légalement ou illégalement. » Et sacrifient donc définitivement les écosystèmes de production de connaissance, science, média, arts, plutôt que de les protéger. Avec pour finir, la création d’une bulle stérile où les IA ultra-performantes ne seraient entraînées que sur des données synthétiques et réchauffées. Autant pour l’innovation.