Tanguy Polet, chief executive officer de Swiss Life France, est intervenu à l’occasion de la rencontre du cercle « What’s Next, CIO ? » d’Alliancy consacré au leadership numérique, le 19 mars dernier. L’occasion de revenir sur la façon dont un dirigeant se forge une conviction sur la transformation numérique et sur l’évolution de ses attentes vis-à-vis des directions des systèmes d’information.
Dans votre parcours de dirigeant, quel a été l’élément déclencheur qui vous a fait saisir l’importance stratégique du numérique pour votre entreprise ?
Je suis juriste et avocat de formation. Après quinze années à avoir exercé cette profession, j’ai rejoint Swiss Life en Belgique, puis j’ai dirigé la filiale luxembourgeoise, la banque privée de Swiss Life à Paris, avant de devenir CEO de Swiss Life France en 2021. Mais surtout, en 2015, j’ai pris la responsabilité des services clients de l’assureur Swiss Life, pour tous les métiers : vie, santé, prévoyance… Ce sont ces « back-offices » qui permettent le service après-vente, enregistrent l’ensemble des contrats d’assurance… bref, qui font le cœur de l’activité assurancielle dans le système d’information. À cette époque, nous sentions que la transformation numérique allait certainement s’imposer au secteur de l’assurance, y compris pour les acteurs spécialisés comme Swiss Life, dont le parti pris de « haute couture » dans sa relation avec ses clients parait rimer assez peu avec « industrialisation ». En parallèle, il m’a donc également été demandé d’être responsable de la transformation digitale de Swiss Life.
En 2010, j’ai découvert chez Swiss Life que notre existant digital se résumait à une application à destination des clients… avec seulement 3 000 d’entre eux qui y accédaient régulièrement ! Nous étions vraiment dans la période de la digitalisation gadget, où avoir une app, c’était avant tout un signal interne à l’entreprise, pour montrer que l’on était capable d’une certaine innovation. En conséquence, ma première action a été de faire en sorte que cette application soit utile à mes équipes. J’avais 800 personnes qui effectuaient un travail administratif quotidien, souvent peu valorisant. Comment leur permettre de tirer de la valeur de la digitalisation et de partager cette valeur avec les clients ? Cela a vraiment été le point déclencheur.
C’est donc le principe de « symétrie des attentions » qui a été le principal moteur de transformation numérique. Comment cela a-t-il été perçu en interne ?
En ayant la responsabilité des services clients, j’ai effectivement pris conscience que le numérique allait faciliter la vie des clients, mais aussi celle des collaborateurs, notamment en back-office. Cela a été l’occasion d’inscrire la stratégie digitale de Swiss Life au cœur de la « customer centricity ». Mais c’est aussi à partir de ce moment que j’ai dû mettre à profit mes talents passés d’avocat, car il a fallu embarquer et convaincre. Les 800 collaborateurs directement concernés voyaient en effet initialement d’un mauvais œil cette application qui allait leur enlever une grande partie de leur travail quotidien habituel. Et les syndicats avait fait le calcul des centaines d’ETP qui pouvaient être avalés par cette stratégie digitale. Nous sommes donc arrivés au cœur d’un de ces moments clés de conviction pour lesquels un dirigeant doit se mobiliser et s’engager.
De quelle façon ?
Je leur ai dit que personne ne perdrait son emploi chez Swiss Life du fait de la digitalisation. J’ai pu affirmer cela, avec une certaine audace en y repensant, parce que notre entreprise était en croissance. Et c’est ce qui a créé la confiance fondamentale dans les transformations majeures qui ont suivi. Car, petit à petit, le sujet de l’application est en effet devenu bien plus qu’une transformation de la relation client, en amenant des questions qui poussaient à des transformations beaucoup plus profondes de l’entreprise. Nous avons commencé à parler de « business architecture » et à repenser le backbone même de l’organisation. Un cap avait été passé.
Comment s’assurer justement en tant que dirigeant, que l’on ne se contente pas du numérique « gadget » et que l’on mène des transformations profondes ?
Il s’agit vraiment de l’un des pièges dans lesquels il faut éviter de tomber en tant que patron. On peut vite avoir la tentation d’utiliser nos libertés de dirigeant et quelques lignes budgétaires pour des « frivolités » digitales. En la matière, la décennie 2010 a été la période où il y a eu une sorte de « buzz » généralisé de la disruption qui n’a pas aidé les CEO. Souvenez-vous : les assureurs et les banques devaient être disruptés en quelques années par les FinTech et les InsurTech. Elles avaient des promesses extrêmes et des parcours clients magiques. Cela a conduit à des investissements qui ne se sont pas toujours bien passés. Les entreprises du secteur ont beaucoup appris de cette période. Je pense que chez Swiss Life nous avons fait un peu moins d’erreurs que d’autres, mais nous en avons fait quelques-unes tout de même ! Nous avons par exemple investi dans une FinTech qui était le fruit d’un intrapreneuriat, mais nous avons pris conscience que nous ne parviendrions pas à monétiser la valeur promise. Comme beaucoup d’autres, nous avons appris de nos erreurs.
Cela a aussi été l’occasion de lancer la discussion en interne sur une définition commune de l’innovation. Et de définir qu’il fallait avoir une approche différente dans la conception du modèle d’affaires pour l’innovation de rupture et pour l’innovation incrémentale, en privilégiant celle-ci. Nous avons ainsi pu écrire notre vision à dix ans, en soulignant nos forces et nos zones d’excellence, pour que le principe d’une innovation fidèle à notre ADN d’entreprise puisse servir de boussole à chacun des collaborateurs. Avec ce cadre, chaque collaborateur se doit de challenger son manager ou son directeur en disant « on me demande de faire quelque chose qui ne contribue pas à notre vision. Est-ce bien ce qu’il faut faire ? ». De cette façon, on constate que l’entreprise s’investit beaucoup plus sur le cœur du business model, plutôt que sur les « à-côtés » qui peuvent être amenés par le numérique.
Comment résumeriez-vous vos attentes vis-à-vis des directions du numérique pour la suite ?
La première, et je le martèle sans cesse, est que l’IT est un métier ; il doit se considérer comme tel et se faire considérer comme tel. Nous avons trop tendance à séparer d’un côté les « métiers » et de l’autre les fonctions supports, dont la DSI. Cela doit changer car le numérique est au cœur de nos métiers. C’est pourquoi je parlais précédemment de la « business architecture » et non pas de « l’IT architecture ». Il faut que chaque direction se comporte dans cette dynamique, pour que l’on puisse construire notre avenir tous ensemble.
Ensuite, ma deuxième attente est qu’elles participent à une profonde dynamique de transformation. En ce sens, il peut être nécessaire de créer une division de la transformation au côté de – et en binôme avec – la DSI. C’est ce que j’ai fait en regroupant tous les business analysts et les AMOA quels que soient leur département d’origine, associées aux équipes d’innovation. C’est à elles (Transformation et DSI) de nourrir les ordres du jour du Comex pour que la transformation en profondeur de l’entreprise ait lieu, ou pour indiquer ce qui bloque le cas échéant.
Enfin, j’attends que le travail collectif se ressente à tous les niveaux, jusqu’au Comex. On ne peut pas passer à côté de la réalité qui veut que différentes personnes, selon leurs parcours et leurs personnalités, ne prennent pas de plaisir à travailler ensemble. Mais un projet de transformation, cela ne peut être qu’un travail d’équipe. Et pour que cette dynamique rayonne dans toute l’entreprise, le Comex doit montrer l’exemple. La direction des systèmes d’information et la direction de la transformation, toutes deux au Comex dans notre entreprise, font également, et à bon escient !