Deux semaines avant le prochain sommet de l’Otan, le Medef organisait sa « Rencontre des Entrepreneurs de France » (devenue LaREF Numérique) pour faire le point sur les tensions géopolitiques et guerres commerciales en cours dans le monde. Dans ce contexte de crispation économique et politique, couronné d’une crise sanitaire sans précédent, la question de la place laissée à l’Europe et à la France dans la course technologique est de plus en plus prégnante.
Le contexte géopolitique actuel présage une « nouvelle guerre des mondes ». C’est l’angle choisi par le Medef pour animer les débats lors de sa conférence virtuelle du 2 juin dernier. En ligne de mire : les nouveaux rapports de force entre les Etats-Unis, la Russie, la Chine et l’Europe qui semblent s’être davantage cristallisés du fait de la crise sanitaire. Ces antagonismes, qui mettent à mal le multilatéralisme, créent des tensions commerciales d’un nouveau genre.
Alors, quelles places pour l’Europe et la France dans ce contexte ? Quel impact sur les entreprises qui souhaitent se maintenir dans la course technologique ? Quatre intervenants ont exploré le sujet : Christophe Depeux, membre du conseil d’administration de Syntec Numérique ; Émilie Mouren-Renouard, vice-présidente d’Air Liquide ; David O’Sullivan, ex-ambassadeur de l’UE auprès des Etats-Unis (2014-2019), et, enfin, Joëlle Toledano, professeure émérite d’économie et auteure du livre « Gafa : Reprenons le pouvoir ! ».
La Chine : partenaire ou rivale ?
David O’Sullivan ouvre le bal et définit les tensions commerciales en cours : « C’est une erreur de considérer cette situation comme une guerre avec un vainqueur et un perdant, précise-t-il. Il y a un bénéfice commun à tirer, mais pour ça l’Europe doit s’organiser. »
Il fait référence à la Chine comme « un partenaire et un rival systémique ». Récemment, les tensions entre l’Europe et la Chine se sont d’ailleurs renforcées notamment sur la question de la répression de la minorité musulmane ouïghoure du Xinjiang. Les ministres européens des Affaires étrangères se sont réunis à Bruxelles en mars pour décider de sanctionner la Chine – avec l’appui de Washington, Londres et Ottawa – pour violation des droits de l’Homme. Quatre hauts-fonctionnaires chinois sont interdits de territoire européen jusqu’à nouvel ordre et leurs avoirs dans l’Union sont gelés. La Chine a immédiatement riposté et a prévu le même type de mesures contre les députés européens à l’origine des sanctions.
Pour autant, David O’Sullivan reste optimiste : « Nous traversons une période difficile mais ce n’est pas un échec total, nous allons sortir doucement de cette impasse », affirme-t-il. De son côté, Emilie Mouren-Renouard constate les effets de tension commerciale entre la Chine et le reste du monde « notamment sur le marché des semi-conducteurs ». La Chine s’est hissée en 2020 à la tête des pays en matière d’investissement dans la fabrication de puces avec un montant de 18,7 milliards de dollars. Ce monopole sur la production de composants électroniques rend dépendants des secteurs industriels stratégiques comme l’automobile, poussant donc les États-Unis et l’Europe à explorer des pistes de relocalisation pour gagner en autonomie.
Christophe Depeux (Syntec Numérique) poursuit, en évoquant le besoin d’adaptation des sociétés numériques européennes aux montées protectionnistes. « Il faut s’adapter au durcissement réglementaire chinois, notamment avec la Cyberlaw qui a emboîté le pas du Cloud Act américain, rappelle-t-il. Mais il faut éviter d’avoir une vision manichéenne, car cela ne remettra pas en cause la mise en œuvre d’un village numérique mondial, interdépendant et connecté ». Les entreprises technologiques qui parviennent à préserver l’attrait des investisseurs étrangers auront, selon lui, un avantage stratégique.
« Nous sommes dans une course concurrentielle dans laquelle l’Europe a des atouts et des défauts », ajoute David O’Sullvan avant de pointer le fait qu’encore trop d’entreprises de la Tech recourent aujourd’hui à des capitaux américains pour gagner en puissance. Le problème pour l’Europe serait de ne pas faire suffisamment d’efforts pour encourager l’innovation européenne.
UN RISQUE DE DÉRAPAGE RUSSE
La Russie exacerbe tout autant les crispations sur la scène internationale : sa participation à la guerre du Donbass en Ukraine d’une part. Puis, plus récemment, l’acte de piraterie d’un avion européen dans le ciel biélorusse, qui ravive aussi les tensions entre l’Union européenne et la Russie. Et, de manière plus générale, son implication trop fréquente dans des campagnes de cyberattaques mondiales inquiète – à l’image des tentatives de déstabilisation pendant la période électorale américaine de 2016. Enfin, ajoutons toute une flopée de points de friction géopolitique autour du gazoduc Nord Steam 2 en Allemagne, le vaccin russe pour la Hongrie, ou encore les inquiétudes de l’Estonie, qui compte sur l’armée de l’Otan pour dissuader toute ingérence du voisin russe.
Lors de LaREF numérique, Alexandre Orlov, ancien ambassadeur de Russie en France, exprimait que le risque de dérapage sur la scène internationale est plausible. Ce dernier affirme que le plus important est de renouer le dialogue car cette “guerre froide” pourrait handicaper les deux puissances. « Il faut pratiquer la même politique d’ouverture du dialogue comme celle faite lors de l’accord d’Helsinki », conclut-il.
Un besoin pressant de souveraineté européenne
Si les conflits armés entre grandes puissances se font rares, les dissuasions sur le plan économique, elles, sont légion. Chaque superpuissance n’hésite pas à décréter des embargos voire déployer des arsenaux législatifs pour limiter les transactions économiques jugées “dangereuses”. On se souvient par exemple des « embargos à la Trump” à l’égard de la Chine, la Russie et plusieurs pays européens… Depuis l’arrivée de Joe Biden au pouvoir, les mesures d’intimidation sont un peu moins marquées mais restent tout de même ciblées : les Etats-Unis ont annoncé récemment interdire l’investissement dans 59 sociétés chinoises, dont Huawei, la technologie et les réseaux restant au centre du jeu.
De son côté, l’Europe adopte une stratégie bien plus défensive et légaliste. Plusieurs signes d’évolutions réglementaires tendent vers la formation d’un réel front antitrust, notamment pour se protéger des pratiques anti-concurrentielles des géants technologiques.
À lire aussi : La Commission européenne est-elle en voie de former un front antitrust crédible ?
Puisque la technologie est de plus en plus critique pour le bon fonctionnement des économies contemporaines, elle devient donc un secteur stratégique à conserver de part et d’autre du globe. À ce sujet, Christophe Depeux félicite une initiative récente de Capgemini et Orange : le projet “Bleu” a l’intention de créer un “cloud de confiance” pour la France, sans pour autant écarter les experts non-européens du domaine. En effet, Microsoft y est inclus, mais les données françaises hébergées dans ses datacenters devraient être protégées de toute loi extraterritoriale.
« Il faut sortir de cette vision manichéenne entre le cloud européen et les clouds chinois-américains, complète Christophe Depeux. Nous avons besoin d’une approche pragmatique pour mieux comprendre les usages et les besoins des entreprises et administrations européennes ». Ce dernier finit par évoquer le grand projet en la matière : Gaia-X. Une « formidable initiative » qui inclut également des hyperscalers, suscitant d’ailleurs de nombreux doutes quant à sa nature souveraine.
David O’Sullivan est du même avis sur la pertinence du projet Gaia-X. En revanche, il émet quelques réserves sur le fait de voir l’Europe essayer de recréer ce qui est déjà présent à l’étranger, avec une avance considérable. « Il vaudrait mieux prendre de l’avance sur des secteurs qui n’ont pas encore émergé, insiste-t-il. Le plus important est d’aider les entreprises européennes à s’investir dans des secteurs technologiques d’avenir. » L’Europe devrait donc encourager la culture d’innovation et donner le capital nécessaire pour faire émerger des grands acteurs de la tech sur des tendances qui transformeront notre vie économique – comme les batteries électriques ou encore l’internet des objets par exemple.
Émilie Mouren-Renouard pense aussi que l’Europe a souvent trop tendance à se comparer aux Américains et qu’elle « a des cartes à jouer sur des secteurs technologiques clés ». Elle prend l’exemple du domaine de la cybersécurité qui devient de plus en plus critique avec la recrudescence des attaques par ransomware et la sophistication des moyens employés dans des cyberattaques à grande échelle – comme la récente attaque de Colonial Pipeline, l’entreprise gestionnaire du plus gros oléoduc des États-Unis.
À lire aussi : Est-ce que les cyberassurances facilitent la tâche aux ransomers ?
Le débat est clôturé par Joëlle Toledano qui expose l’impact conséquent des Gafam sur notre vie économique mais aussi politique et sociale, notamment par le biais des réseaux sociaux. Il y a selon elle, un réel risque de verrouillage de notre économie et de notre innovation, indépendamment de nos lois. « C’est le moment de fixer la limite, de s’intéresser à la régulation, voire au démantèlement, ajoute-t-elle. Il s’agit d’assurer une concurrence équitable, d’améliorer la qualité des services ouverts et prévoir une bonne application des lois pour que les entreprises européennes puissent se développer ».
Enfin, la Professeure émérite d’Économie rappelle qu’il est encourageant de voir de plus en plus de licornes européennes apparaître… tout en faisant preuve de pragmatisme. Les monopoles des géants sont tels, qu’il est quasiment impossible de concurrencer Amazon sur la logistique ou encore Google sur le Search. « Il faut se servir des armes réglementaires et économiques pour limiter les abus de position dominante, conclut-elle. Créer des grands acteurs européens de la Tech c’est possible, mais il va falloir être patient… »