Après une conversion forcée au télétravail en 2020, de nombreuses entreprises ont adopté et finalement conservé cette nouvelle organisation du travail. Au point de réduire leurs m2 de bureaux et parfois de basculer en « Full Remote ». Mais l’exercice atteint ses limites : salariés et employeurs y trouvent désormais à redire.
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Dans le style rude qu’on lui connaît, il indique que les entreprises qui ne rappellent pas leurs employés n’ont pas sorti de bons produits depuis longtemps. « Tesla va créer puis fabriquer les produits les plus excitants et les plus signifiants qu’aucune autre entreprise sur Terre. Et ça n’arrivera pas en téléphonant ».
Sans aller jusque-là, les employeurs commencent à faire quelques pas en arrière. En particulier ceux qui ont basculé (cédé ?) au 100% télétravail. Dans la Tech notamment, on a pu considérer que c’était une bonne idée, voire un passage incontournable, pour attirer des candidats et gagner la guerre des talents. On a beaucoup entendu également combien il était stupide de conserver des m2 de bureaux vides, alors que de grandes économies – de loyers, d’énergie – étaient désormais à portée de main.
Au sujet de l’énergie, notons que la période qui s’ouvre va reposer la question : les salariés qui ont pu aller chercher la fraicheur (la climatisation) cet été au bureau ne vont-ils pas vouloir y rester cet hiver pour minimiser leurs coûts de chauffage à domicile ?
Un turn-over qui s’accélère
Au-delà de ces questions très pragmatiques se pose surtout le sujet de l’engagement du collaborateur et de la difficile construction d’une culture d’entreprise, quand les collaborateurs sont dispersés dans l’espace – et parfois dans le temps, avec le travail asynchrone.
Certains employeurs nous indiquent avoir basculé en Full Remote à leurs corps défendant, mais s’apercevoir que les talents conquis grâce à cet argument ne restent pas plus de 18 mois. Le « retour sur investissement » ne serait donc pas à la hauteur des espoirs initiaux…. Dans un monde de télétravail, il est encore plus facile de passer d’une entreprise à l’autre.
C’est ce qu’indique la philosophe Fanny Lederlin, citée par Le Figaro, qui pointe une « vision individualiste et consumériste du travail, qui ne s’inscrit plus dans une volonté d’amélioration de l’organisation de l’entreprise. »
Attention cependant, les collaborateurs eux-mêmes reviennent du Full Remote. En juin dernier, l’économiste Cyprien Batut, chercheur affilié à la Chaire Travail de Paris School of Economics (PSE), intervenait à l’USI avec ce titre accrocheur : « Les télétravaux d’Hercule : six défis liés à l’émergence du télétravail ».
Il a rappelé quelques chiffres importants : « D’abord, le télétravail ne concerne qu’une minorité des salariés : seuls 34 à 38% des emplois dans les pays développés sont télétravaillables, du moins en partie. Ensuite, parmi ceux qui télétravaillent, un tiers préférerait retourner au bureau (32,4%) selon le SWAA (Survey of Working Arrangements and Attitudes) et un autre tiers veut de l’hybride. Le Full Remote ne fait pas l’unanimité. »
Au domicile, pas d’inspection du travail, pour vérifier si l’on travaille dans de bonnes conditions. Un risque d’isolement social, aussi. Et un risque de voir déborder la vie professionnelle dans la sphère personnelle. Des inconvénients qui viennent tempérer les avantages présentés en miroir : moins de trajets donc moins d’accidents, moins de pression sociale au bureau, plus de temps pour soi…
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Un défi de coordination
Cyprien Batut a rappelé que le télétravail est collectif. « Il s’inscrit dans une relation de salariat, on n’est pas dans une discussion entre indépendants. Le premier défi est celui de la négociation et de la coordination. »
Sachant que 70,1% des collaborateurs veulent choisir leurs jours de télétravail, mais qu’ils sont 82,3% à souhaiter être au bureau en même temps que leurs collègues (source SWAA)… on souhaite bon courage à l’employeur pour établir les plannings !
Cyprien Batut a souligné qu’en France le télétravail est fondé sur le principe de double volontariat : ni l’employeur ni le salarié ne peuvent l’imposer à l’autre partie. D’où l’importance donnée aux négociations collectives. Seule exception : la création d’un droit au télétravail pour les femmes enceintes dans la loi du 24 décembre 2021, dont presque personne n’a entendu parler.
Autre défi pointé par l’économiste : celui de la productivité. Verrons-nous, comme le pense Elon Musk, une baisse de la qualité du travail produit ? « C’est important car tous les emplois télétravaillables ne sont pas efficacement télétravaillés, ce sont deux choses très différentes », a relevé Cyprien Batut.
Avant la pandémie, seuls 3 à 7% des Français télétravaillaient (source Dares, Acemo Covid). Depuis, on a testé le télétravail sous bien des formes et on commence à en tirer les premiers enseignements.
Un « manque d’adhésion » au projet d’entreprise
Bertrand Servary est le CEO de NetExplorer, une entreprise française spécialisée dans la gestion des fichiers en ligne, qui a pris son essor en 2015. Il a opté pour un mode hybride : pour lui, le Full Remote est une fausse bonne idée.
« Nous sommes 30 personnes aujourd’hui, explique-t-il. Avant le Covid, on ne recrutait que localement – notre pôle historique est à Toulouse – et tout le monde venait au bureau. Il faut dire que quand on lance une activité, c’est pratique de se voir…! Ensuite, le Covid nous a amenés à travailler différemment et nous avons, tous, apprécié les avantages du télétravail. Mais pas du 100% télétravail : pas celui des confinements ! En réalité, nous avons besoin d’interactions sociales et les visio-café, on voit bien que ça ne fonctionne pas. Autre chose : le télétravail favorise la productivité, mais il complexifie la communication interne. Il manque tous ces petits moments « off », où l’on entend une conversation entre deux collègues par exemple. L’information circule moins bien. »
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Lorsque ses collaborateurs, assez rapidement, lui demandent de pouvoir revenir au bureau, Bertrand est ravi : « J’avais remarqué que l’excès de télétravail pose un problème d’adhérence au projet de l’entreprise. Qu’est-ce qui fait la différence avec un freelance, si on travaille tous de chez nous ? Ce qui rend une famille soudée, ce sont tous ces moments partagés ensemble. Dans une entreprise, il y a bien de ça aussi : on se retrouve tous au bureau et ça nous aide à mieux nous comprendre. Certains métiers courent un risque d’isolement – les développeurs notamment, qui n’ont pas l’occasion d’avoir de contacts avec les clients. »
Autre défi, l’intégration des nouveaux collaborateurs en Full Remote. « Le nouvel arrivant, vous le voyez en 2D. Et je pense que vous avez tous remarquez cela : quand vous ne connaissez pas quelqu’un « en vrai », quand vous ne l’avez jamais rencontré, il est très difficile d’interpréter ses messages écrits. Qu’a-t-il voulu dire sur le chat, avec telle ou telle remarque ? »
Avec deux jours de télétravail et trois jours sur site, NetExplorer pense aujourd’hui avoir trouvé la bonne formule. « Cela permet à tout le monde de se voir, malgré les roulements ». Les nouveaux venus passent en outre leurs six premiers mois sur site : pas de télétravail avant d’avoir pris ses marques et rencontré tout le monde !
Le télétravail a posé à tous les employeurs et à tous les managers la question de la confiance. On est passé d’une époque où être à son poste signifiait être au travail (souvenez-vous, c’était avant Internet). Ensuite, être à son poste ne voulait plus rien dire : on pouvait très bien regarder des vidéos YouTube toute la journée. Le sujet du télétravail a fini par mettre les pieds dans le plat : faut-il vraiment « fliquer » ses équipes ?
« Bien sûr que non, reprend Bertrand Servary. Vérifier si les salariés sont connectés n’a aucun sens. Le management doit être fondé sur la responsabilisation et la performance, et non sur le contrôle et le paraître. » Un élément révélateur pour conclure : NetExplorer a ouvert quelques postes en Full Remote pour recruter des profils difficiles à trouver. Il s’agissait d’aller les chercher dans d’autres régions. « Nous avions peur de créer une disparité entre collaborateurs et une distance avec ces nouveaux entrants – même si nous les accueillons systématiquement à notre réunion d’équipe mensuelle. Mais finalement, les deux profils que nous avons recruté en distanciel nous rejoignent : ils déménagent à Toulouse. »