Pour définir ce qu’est l’éloignement du numérique, trois angles d’approche sont possibles : par l’accès, les compétences et les « capabilités ». Ils constituent en réalité trois dimensions d’un phénomène à la fois protéiforme et évolutif.
Qui sont les personnes éloignées du numérique ? Pour répondre à cette question, des chercheurs et experts du Centre de recherche sur l’éducation, les apprentissages et la didactique (CREAD) des universités Rennes 2 et de Bretagne occidentale, ainsi que du Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie (Credoc), ont tenté d’arrêter une définition claire de l’éloignement numérique permettant de décrire avec précision cette « population ».
Dans un rapport intitulé « La société numérique française : définir et mesurer l’éloignement du numérique », ils poursuivent deux objectifs : renforcer notre connaissance de ce fait social et se doter d’outils d’évaluation et d’orientation de l’action publique. « L’inclusion numérique désigne aujourd’hui une politique publique d’envergure à l’échelle nationale, déclinée localement partout dans le territoire. Pour bien la nommer, dès 2016, le Programme Société Numérique s’est engagé dans une démarche d’accompagnement et de valorisation des travaux universitaires, de recherche ou d’évaluation pour aider à la compréhension de ce problème public alors émergent à l’échelle nationale. L’inclusion numérique combat des maux qui prennent plusieurs dénominations : illectronisme, vulnérabilité numérique, fracture numérique, déconnexion… », déclare en préambule Pierre-Louis Rolle, Directeur stratégie et innovation au sein de l’ANCT (Agence nationale de la cohésion des territoires).
Comme le souligne Pierre-Louis Rolle, les notions ou expressions pour qualifier ce phénomène (« illectronisme », « vulnérabilité numérique », « fracture numérique », « déconnexion » …) sont nombreuses et véhiculent souvent une vision binaire entre « inclus » et « exclus », tendant à minimiser la diversité des situations. Il en est de même pour les chiffres avancés pour quantifier l’éloignement du numérique, allant d’une fourchette de 4,5 à 16 millions d’individus en France qui, outre le fait de varier considérablement, sont loin de couvrir toutes les difficultés d’usage.
Accès au numérique : au-delà de la simple « fracture »
Les auteurs du rapport rappellent que, depuis la fin des années 1990, trois angles d’approche ont été successivement mobilisés pour analyser les diverses formes d’éloignement du numérique : l’accès, les compétences et ce qu’ils appellent les « capabilités ».
La focale sur l’accès a d’abord été centrée sur l’idée d’une « fracture numérique » entre les usagers et les non-usagers d’Internet, à une époque (fin des années 1990 / début des années 2000) où cet accès était encore l’apanage de personnes diplômées, urbaines et ayant de hauts revenus. Avec le temps, la « fracture numérique » a été considérée comme un cadre d’analyse de moins en moins pertinent, a fortiori alors que les niveaux d’équipement et de connexion des ménages ont connu une croissance importante à partir du milieu des années 2000, accompagnée d’une réduction des écarts liés au profil socio-économique des individus.
Toutefois, des travaux récents montrent qu’interroger l’accès demeure pertinent pour appréhender certaines formes d’éloignement du numérique. D’abord, la variable du territoire affecte toujours, dans une certaine mesure, l’accès et la qualité de l’accès ; dans le même temps, des études ont montré que le lieu d’accès et la qualité du débit jouent un rôle important dans l’utilisation d’Internet et dans les types d’activités pratiquées. Ensuite, l’ordinateur reste un outil mobilisé bien davantage par les catégories sociales favorisées : 63 % des hauts revenus utilisent un ordinateur quotidiennement, contre seulement 35 % des bas revenus. La démocratisation de l’accès à Internet est donc passée depuis une dizaine d’années par le smartphone (95 % des Français sont équipés en smartphones en 2022), qui est aujourd’hui le mode de connexion à Internet le plus utilisé.
Or, les individus connectés uniquement par le biais d’un smartphone ou d’une tablette tactile disposent d’une palette plus restreinte d’opportunités. C’est au contraire l’accès à une gamme d’appareils variée (ordinateurs et smartphones/tablettes) qui offre la plus grande diversité des opportunités sur Internet, ce qui apparaît privilégier les milieux socio-économiques les mieux dotés.
Des compétences à la fois techniques, cognitives et sociales
La focale sur les compétences cherche quant à elle à rendre compte d’inégalités entre les individus en termes de compétences, de savoirs et de savoir-faire numériques, et de l’impact de ces différences en termes d’usages des technologies numériques. Différents travaux ont cherché à identifier les compétences utiles à l’utilisation de ces technologies. De manière générale, les cadres de compétences identifiés par la recherche se sont progressivement élargis pour inclure un champ relativement vaste : les compétences techniques, qui sont indispensables à la manipulation des outils numériques ; les compétences cognitives qui incluent la capacité à gérer l’information, à faire preuve de créativité, et à montrer un esprit critique ; et les compétences sociales qui concernent la capacité à communiquer avec autrui dans un contexte numérique.
Plus qu’une somme de compétences, la littérature numérique qualifie désormais davantage un état d’esprit permettant aux individus d’utiliser intuitivement des environnements numériques tout en accédant efficacement au large éventail de connaissances intégrées dans de tels environnements. Une grande partie de ces travaux ont mis en avant le rôle joué par les inégalités sociales dans l’acquisition différenciée de ces compétences par les individus, dans la mesure où l’appropriation des technologies nécessite de nombreuses ressources, non seulement matérielles, mais également cognitives, sociales, et culturelles, favorisant les milieux les mieux lotis économiquement et scolairement.
Les capabilités ou la capacité à transformer les opportunités en bénéfices effectifs
Enfin, le prisme sur les capabilités s’intéresse aux conditions nécessaires à un usage des technologies numériques permettant d’améliorer concrètement la vie quotidienne d’un individu ou d’un groupe. Aussi, depuis une dizaine d’années, une nouvelle génération de travaux s’est centrée sur l’étude des possibilités inégales des individus à transformer les opportunités (culturelles, économiques, sociales, politiques, etc.) offertes par les technologies numériques, en bénéfices effectifs.
Le « pouvoir d’agir » (empowerment) est une notion qui permet d’expliquer ces différences, couvrant à la fois la capacité à saisir et exploiter des opportunités pour soi-même (se former, s’insérer professionnellement, augmenter son pouvoir d’achat, s’ouvrir à d’autres milieux sociaux…) et pour le collectif (s’impliquer dans la vie sociale et politique). Celui-ci permet à chacun d’accroître ses capabilités, qui constituent l’ensemble des actions qu’un individu a le pouvoir de mettre en œuvre et l’ensemble des états qu’il peut effectivement atteindre pour accroître son bien-être ; elles comprennent donc non seulement des compétences et des connaissances, mais aussi les ressources et les opportunités nécessaires pour les utiliser.
Dans la continuité de ces travaux, des études se sont attachées à préciser le lien entre éloignement du numérique et incapabilité à tirer bénéfice des potentialités pouvant être offertes par les outils digitaux. Ainsi, on observe un manque de confiance des individus issus des catégories les plus modestes (en 2022, 50 % de non-diplômés et 30 % des « bas revenus » sont non-usagers) dans leur capacité et/ou leur intérêt à utiliser les outils numériques.
Dans le même temps, d’autres travaux tendent à montrer que les applications les plus « capacitantes » des technologies numériques sont mobilisées par les individus les plus favorisés économiquement et scolairement, pour qui ces usages génèrent davantage de profits. À l’inverse, les individus issus des catégories populaires privilégient souvent les usages ludiques et consommatoires, utilisant peu Internet pour gérer, par exemple, leurs démarches administratives, lesquelles imposent des manipulations informatiques souvent plus complexes et une bonne maîtrise de l’écrit.
Entre 4,5 et 16 millions de personnes éloignées du numérique en France
Il existe donc plusieurs définitions possibles de l’éloignement du numérique, ce qui explique les variations considérables observées dans les études ayant tenté d’évaluer le nombre d’éloignés du numérique en France. Entre 2017 et 2019, huit à neuf Français sur dix sont internautes selon les sources mobilisées dans le rapport du CREAD et du Credoc. L’édition 2022 du Baromètre du numérique de l’ARCEP permet d’actualiser cette mesure : 8,8 % de la population de 18 ans et plus est aujourd’hui non-internaute (soit 4,5 millions de personnes).
Les auteurs de l’étude proposent de retenir cette définition pour mesurer les non-usagers du numérique. Cette définition a l’avantage d’être relativement simple à mesurer, et d’être incluse dans les enquêtes depuis de nombreuses années. Elle permet donc une perspective historique nécessaire à la bonne compréhension du phénomène de l’exclusion du numérique.
Le rapport du CREAD et du Credoc propose ensuite de retenir un indicateur basé sur l’aisance ressentie dans la réalisation de tâches numériques pour construire un ou plusieurs groupes d’internautes plus ou moins éloignés du numérique. Cette mesure subjective permet de décrire les difficultés de certaines populations pourtant utilisatrices des outils numériques.
Associée à des formulations relativement simples, elle évite en outre la nécessité d’actualiser la liste des compétences numériques nécessaires à un bon usage des outils. Ces derniers évoluent en effet rapidement, ce qui complique alors un suivi historique de l’éloignement du numérique. En 2022, d’après les données du Baromètre du numérique, la part des personnes internautes ne se sentant pas compétentes dans l’utilisation d’Internet s’élève à 22,9 % soit 11,5 millions de personnes.
Autrement dit, plutôt que de proposer un chiffre exact d’éloignés du numérique reposant sur des critères objectifs, les auteurs de l’étude proposent de lui substituer une quantification sous la forme d’un halo rendant compte de l’éloignement plus ou moins marqué des individus, reposant sur leur ressenti subjectif. En adoptant une définition large, ils considèrent que 31,5 % de la population est plus ou moins concernée par le phénomène d’éloignement du numérique, soit 16 millions de personnes.