[Le Grand Entretien] Bastien Mirault est le directeur des systèmes d’information du groupe Unibail-Rodamco-Westfield. Il détaille la contribution de sa direction à la transformation de la multinationale de l’immobilier commercial, alors que le numérique pénètre profondément dans tous les aspects des bâtiments qu’elle gère.
Que représente le numérique pour le groupe Unibail-Rodamco-Westfield aujourd’hui ?
Bastien Mirault. Comme tout grand groupe, nous le voyons déjà comme un outil de productivité pour nos métiers sur des aspects aussi divers que la finance, la comptabilité, les RH, les opérations… En revanche, ce qui est plus particulier à notre activité, c’est la place prise par le numérique dans nos centres commerciaux. En la matière, l’enjeu est en premier lieu celui de la connectivité pour apporter des services aux visiteurs, que ce soit pour les aider à s’orienter et à s’informer ou bien dans le cadre de la présentation d’offres commerciales. C’est aussi le numérique qui permet de mieux cibler notre marketing, en fonction de ce que l’on connaît de la population des visiteurs de nos centres. Mais il joue également un rôle de premier plan pour réduire l’impact environnemental du centre commercial, notamment pilotant mieux notre consommation énergétique
Par rapport à leur image passée, les centres commerciaux peuvent-ils être des hauts lieux de la connectivité ?
De nombreux progrès ont effectivement été réalisés. Le catalogue technologique à notre disposition s’est considérablement élargi pour parvenir à assurer cette connectivité. Les nouvelles capacités sur la fibre ou le wifi enlèvent beaucoup de contraintes. De plus, de nombreux compteurs et objets connectés qui équipent de plus en plus les centres commerciaux sont très peu dépendants de cette connectivité classique, en passant plutôt par des impulsions électriques par exemple. Nous n’avons pas du tout besoin d’avoir de la 5G partout pour bénéficier de certains avantages amenés par le numérique.
Quelles sont vos priorités en 2024 ?
Trois sujets s’imposent vraiment et conditionnent notre transformation à plus long terme. En matière d’efficacité opérationnelle, nous menons la convergence de notre ERP au niveau européen. C’est une roadmap engagée mais qui va s’étendre sur toute l’année, autour d’une vision « core model » harmonisant tous nos processus. Ensuite, sur la partie marketing, nous voulons passer un cap dans la connaissance des profils de nos visiteurs. Nous travaillons en ce sens avec la start-up Digeiz, pour analyser le parcours de nos visiteurs et améliorer leur expérience de manière totalement anonymisée et en conformité avec la RGPD.
Enfin, et cela n’est sans doute pas une surprise, nous explorons les capacités liées à l’IA générative. Sur certains cas d’usages très spécifiques à notre métier, nous nous voyons bien être des « first movers ». C’est le cas sur la gestion, la rédaction, la révision de contrats BtoB, par exemple, sur lesquelles nous voulons être en pointe. En revanche, sur de nombreux autres cas d’usages où la valeur paraît moins immédiate, nous assumerons plutôt d’être des « smart followers », car il y a à nos yeux nettement moins d’urgence.
La croissance du groupe passe notamment par la génération de nouveaux revenus issus de la publicité et de partenariat avec les marques, en vous appuyant sur une meilleure exploitation des données. Comment assurer la confiance de vos visiteurs dans ces pratiques ?
Je pense qu’il faut distinguer deux sujets différents. D’abord, les données à caractère personnel qui ne peuvent être utilisées que dans le cadre rigoureux du RGPD, et pour lequel il faut proposer à l’utilisateur un service à valeur ajoutée pour lequel il comprendra l’intérêt de l’utilisation de sa donnée. Et ensuite les données anonymisées et « massifiées », pour lesquelles on est dans le prolongement des statistiques qui étaient faites par le passé à base de questionnaires, longs à faire et sans vraie segmentation. Le numérique permet ainsi de mener ce type d’analyses beaucoup plus efficacement. Dans tous les cas, toute approche sur la donnée doit être faite de façon très sérieuse : nous avons mis en place très tôt dans les projets les moments d’approbation en matière de cybersécurité, mais aussi de revues de data gouvernance, de validation juridique. La clé, c’est surtout la robustesse des processus mis en œuvre pour assurer que l’analyse sera faite dans les règles de l’art et de manière responsable à tous les niveaux.
En matière de numérique responsable : n’est-il pas difficile pour une entreprise comme Unibail-Rodamco-Westfield de répondre aux attentes très fortes de la société et des clients en matière d’écoresponsabilité, du fait de la nature même de votre activité ?
Nous sommes convaincus que le sujet a sa place au cœur de notre stratégie. Notre engagement en matière de RSE est historique et pionnier pour l’industrie de l’immobilier commercial. Ce n’est pas seulement une demande des institutions. Les investisseurs, regardent aussi cela avec attention : Le 10 octobre dernier, nous avons annoncé “Better Places”, un plan pour accompagner la transition environnementale des villes et du commerce. Pour assurer l’avenir de notre business, renforçons notre feuille de route avec des objectifs ambitieux qui nous permettront d’améliorer notre performance environnementale, , car l’attente des consommateurs, et de toute la société, ne va pas changer. On ne peut pas se permettre d’être défensifs ou attentistes.
Par ailleurs, la DSI doit contribuer fortement à cette transformation. L’un des points sur lequel nous pouvons aider les métiers, c’est dans la mesure de leur consommation énergétique. Au-delà de la vérification de la consommation globale d’un centre commercial, un espace grand et complexe, nous aidons à analyser le comportement de chaque module distinct. Avec la vision précise apportée par les sous-compteurs et les objets connectés, nous pouvons bien mieux identifier les problèmes et les optimisations.
La DSI peut également faire la différence sur la durée de vie des matériels, car le hardware représente 70 à 80% de l’impact du numérique sur l’environnement. Allonger les durées de vie, c’est fondamental. Et nous gérons aussi de mieux en mieux les secondes vies des terminaux ; par exemple en donnant plusieurs tonnes de matériel chaque année aux Ateliers du Bocage (Coopérative d’utilité sociale et environnementale, membre du mouvement Emmaüs, NDLR). C’est une approche complémentaire avec les ressorts plus traditionnels du « green IT », qui consistent à mieux gérer la consommation électrique des salles serveurs et la consommation de cloud.
La valeur apportée par l’IT dans l’activité est-elle aujourd’hui bien perçue par les métiers ? Qu’est-ce qui selon vous améliore le plus la relation que vous entretenez avec le business ?
Il n’y a pas une méthode ou un outil technique qui va changer le niveau d’écoute dont bénéficie le DSI autour de la table d’une instance dirigeante, y compris le comex. Ce qui est en jeu, jour après jour, c’est la capacité à entrer en dialogue avec ses pairs métiers, en communiquant avec le même langage.
Alors oui, on peut parler aux métiers de méthode agile pour améliorer nos échanges. Ils connaissent le terme et ça fait moderne… mais concrètement ce n’est pas cela qui fait que nous sommes entendus ou non. Ce qui change le plus, c’est notre capacité à parler le langage d’un dirigeant, car si on n’y prend pas garde, on a vite fait de parler de technologies dans l’entreprise uniquement quand il y a un problème et jamais quand il y a un succès. J’aime bien le proverbe indien qui dit que la forêt qui pousse fait moins de bruit que l’arbre qui tombe. La mission du DSI, c’est de faire en sorte que cela ne soit pas vrai sur le numérique.
Pour y parvenir, je pense qu’il est légitime d’exploiter les tendances d’actualité. La vague de l’IA est une opportunité rare pour toucher les métiers avec beaucoup de pédagogie et d’utilité. Le sujet parle à tout le monde, il fait la « une » de la presse généraliste. Nous devons donc nous mettre au niveau de cette attente, en parlant ROI, opportunité business… Cela va jouer pour avoir de l’écoute. J’ai pu le constater en organisant des formations ouvertes sur l’IA pour tous les collaborateurs : nous avons battu tous nos records de participation et d’intérêt. Nous devons de la sorte parvenir à faire du bruit autour de la forêt numérique qui pousse.
Par quels autres leviers cela passera-t-il à l’avenir ?
Les DSI ont compris depuis des années qu’il fallait mieux communiquer. Mais c’est encore une autre étape que de savoir bien se marketer. Cela implique en effet de se mettre à la place du « client » et d’adapter son discours à la maturité perçue de la sorte. C’est donc beaucoup plus exigeant que de passer du temps sur une newsletter de remerciement des parties prenantes quand un projet a réussi ; ce que tout le monde fait déjà je pense.
Il faut une réflexion proactive sur la façon de montrer son impact, plutôt que d’attendre que le board demande de rendre des comptes. C’est cette démarche qui permet d’exposer la fonction au bon niveau vis-à-vis de l’entreprise, cela change tout. Pour éclairer des décisions, la confiance est en effet clé. Et pour l’obtenir, il est nécessaire de se confronter en permanence aux instances de direction et de ne pas craindre de se faire challenger sur le fond. C’est le prix à payer d’une véritable transparence.
Le DSI doit-il toujours s’appeler DSI pour bien préparer l’avenir ?
C’est une réflexion depuis longtemps déjà. S’interroger sur l’intitulé du poste est légitime, mais cela ne doit pas être l’arbre qui cache la forêt. Plus qu’un titre, c’est la façon dont on effectue son travail qui va positionner notre direction au bon niveau. Je ne fais personnellement pas un étendard de me nommer différemment que DSI.