Vague IA : la deuxième chance des budgets data mal-aimés

L’enthousiasme suscité par l’intelligence artificielle dans les Comex peut permettre aux chief information officers et chief data officers de débloquer les difficiles transformations fondamentales liées à la donnée dans les organisations, à condition d’affirmer des choix ambitieux et de répondre à des questions de gouvernance.

« Le sujet avance très vite, il y a urgence. » Charlotte Alardet résume promptement la situation dans laquelle se trouvent les entreprises lorsqu’il est question de leurs choix en matière d’intelligence artificielle, mais aussi de ses sous-jacents « data ». Celle qui a été jusqu’à récemment directrice de l’ingénierie et des systèmes d’information d’ASF Vinci Autoroutes a partagé son ressenti et son expérience sur la question lors des ateliers de l’Excellence Data Sprint 2024 organisés par Alliancy en juin. L’occasion d’un échange entre chief information officers et chief data officers sur la convergence des programmes IA et data… et de leurs budgets. À ses côtés, Guiraude Lame, CDO chez Natixis, Marie Lanson, CIO de Storengy, et Emeline Fabre, Head of Data Management et Advanced Analytics d’Heineken France, ont contribué à nourrir les débats et questionnements des invités à la rencontre.

Sprint Data« La Gen AI intéresse beaucoup le comité exécutif, qui s’implique dans l’optique de créer des cas d’usage opérationnels porteurs de gains. Il exige pour chaque cas d’usage la définition d’un ROI, » décrit ainsi Guiraude Lame de Natixis. Cette mobilisation est précieuse. Avec la transformation digitale, les dirigeants ont en effet été habitués à des effets immédiats, justifiant les efforts importants, notamment financiers, qu’impliquait la transformation. Or, depuis des années, ces mêmes dirigeants voient les sujets « data », présentés comme structurants tour à tour par les CIO et les CDO, non seulement être très arides, mais également souffrir lors de la mise en œuvre. Avec à la clé, souvent, des déceptions, des frustrations… et un certain désenchantement. En particulier, des sujets épineux comme la qualité des données et leur accessibilité expliquent les difficultés croissantes des CDO et CIO ces dernières années pour obtenir les budgets nécessaires pour agir sur les fondamentaux.

Des partenariats à construire et des approches tactiques à privilégier

La démocratisation de l’intelligence artificielle générative et sa médiatisation offrent cependant l’opportunité de réconcilier les sujets de fond et l’enthousiasme pour la transformation. Mais la séquence qui s’ouvre n’est pas sans risque pour les CIO et CDO qui veulent profiter de cette « deuxième chance ». La tentation de faire apparaître des « Chief AI Officers » ne manque en effet pas d’interroger sur la répartition des responsabilités dès lors qu’il est question de sujets technologiques plus sexy – au détriment potentiel de thèmes plus rébarbatifs mais essentiels.

« De manière cyclique, les nouveaux sujets très teintés IT et/ou data ont tendance, dans un premier temps, à être confiés à un nouvel acteur, surtout lorsque les CIO ou CDO sont « embourbés » dans des sujets régaliens, » reconnaît ainsi Marie Lanson de Storengy. Si l’expérience des « chief digital officers » au milieu des années 2010 est dans la tête de tout le monde, la CIO souligne toutefois que pour répondre aux attentes d’un Comex en matière d’IA, l’implication des CIO et des CDO reste plus que jamais nécessaire. Celle-ci peut prendre une forme hiérarchique, mais pas seulement : des partenariats transverses ou des approches plus tactiques, au cas par cas, peuvent également avoir du sens.

« La position de l’IA [dans l’organigramme] dépend, à mon avis, de l’organisation existante et de la maturité data, » complète Charlotte Alardet. Les organisations ayant défini leur « data journey » auront en effet prévu la description des périmètres de responsabilité et de la coopération avec les CIO et les CDO. Le problème se présente pour celles qui ont moins travaillé par le passé sur les fondamentaux data (ou qui s’en sont lassées) : celles-ci devront trouver les moyens d’accélérer aujourd’hui pour accueillir l’IA avec une organisation adéquate. Cette dernière est nécessaire afin de présenter une réponse satisfaisante aux attentes croissantes des métiers, qui ne font pas forcément le lien entre les austères sujets data de ces dernières années et les thématiques IA accrocheuses des 18 derniers mois. « L’arrivée de l’IA Gen remélange vraiment les cartes entre le métier, l’IT et la data, » estime Guiraude Lame.

L’Excellence Data Sprint pour se mesurer aux visions d’acteurs innovants

Les CIO et CDO réunis lors des ateliers de l’édition 2024 des Excellence Data Sprint Alliancy ont eu l’occasion de poursuivre les échanges lors d’un diner-débat animé par la Rédaction. Les quatre partenaires de l’évènement ont alors pu pitcher leurs propositions de valeur, en réaction aux propos tenus lors des ateliers, avant de débattre à table de leur vision des enjeux data et IA les plus brûlants, en partageant leurs propres retours d’expérience.

Les invités ont ainsi pu échanger tour à tour avec Sophie Troistorff et Yannick Fhima de la Search AI Company, Elastic ; Franck Carassus et Stéphane Létot du spécialiste des portails d’open data, Opendatasoft ; puis Olivier Tijou et Christophe Delmotte de l’expert en gestion de données Denodo ; et enfin Clément Mary et Adrien Pestel de l’opérateur cloud, data et sécurité, Claranet. Un exercice apprécié, qui a permis de cerner les perspectives du marché dans lesquelles se plaçaient ces acteurs et de découvrir des positionnements originaux et complémentaires.

Mais à quel point et à quelles conditions les cas d’usage ou projets IA peuvent-ils être utilisés par les CIO et CDO pour faire avancer les sujets épineux de gouvernance et de qualité des données ?

Emeline Fabre décrit les changements impulsés dans son entreprise ces derniers mois : « Au sein d’Heineken France, le choix a été fait de mettre en œuvre la démarche Data Management en partant des besoins liés aux cas d’usage Analytics. Mais nous avons aussi abordé des cas d’usage non-Analytics à la demande des lignes métier. La qualité de la donnée est essentielle au succès des cas d’usage Analytics, BI comme AI. Pour ces derniers, un département de Data Cleansing a été mis en place par le Groupe pour relever toutes les problématiques de complétude, d’exactitude et de duplication. Cette mise en place, faite début 2024, devra être complétée par des analyses menées par le programme Data & AI d’Heineken France pour couvrir l’intégralité des axes de qualité. » Un travail de fond, qui n’a donc rien de mécanique et qui implique que le Comex comprenne que les bénéfices rapides attendus de l’IA ne pourront émerger en un claquement de doigt.

Le pragmatisme contre le risque de paralysie

Plus généralement, l’entrainement amené par l’IA sur les budgets data n’est pas le seul fait de l’IA générative, même si celle-ci a remis la dynamique sur le devant de la scène. « L’IA classique, par exemple celle utilisée pour réaliser des jumeaux numériques, a fait avancer aussi la qualité des données, car dans un jumeau numérique, tout est documenté et on repère vite la data obsolète. L’IA est aussi utilisée pour le prédictif par exemple. Les cas d’usage appellent les budgets en conséquence », note Marie Lanson en associant l’enthousiasme pour des finalités métiers à des bénéfices sur les fondamentaux data.

Car en la matière, le plus grand risque pour une organisation est bien de rester « paralysée » par l’ampleur de la tâche pour mettre d’équerre ses données. « L’approche doit donc être tactique et pragmatique et ne pas viser à maîtriser toutes les données d’un seul coup comme un prérequis, même si des outils peuvent être mis en place à cette fin pour certains types de données », poursuit Marie Lanson.

Pour Charlotte Alardet, « on se retrouve souvent dans la situation où la roadmap data n’a pas avancé assez vite, les données sont de mauvaise qualité. Or, l’IA est encore plus exigeante sur ce point et ne peut pas fonctionner intrinsèquement sur de mauvaises fondations : technologies et outils absents, qualité de donnée et exhaustivité médiocres, gouvernance inexistante… ». L’ancienne CIO d’ASF Vinci Autoroutes note que ces points d’attention vont généralement de pair avec l’interrogation budgétaire, car il est alors fréquent que « les budgets [aient] été dilués dans ceux des applications. Une véritable roadmap data volontariste a rarement été engagée ».

Elle appelle d’ailleurs à la mobilisation. Pour vraiment donner une deuxième chance à des budgets data mal aimés, les responsables en poste doivent faire preuve de proactivité. « Le souci de ne pas rater ce tournant [de l’IA] doit pousser le CIO et le CDO à s’allier pour proposer la meilleure organisation possible, afin d’avoir la capacité de travailler et d’être entendus sur cette roadmap stratégique, en travaillant sur une vision, avec des moyens adéquats », conclut Charlotte Alardet.