Willem Jonker, CEO de l’EIT Digital, s’est entretenu avec Alliancy pour partager sa vision sur le déploiement de la 5G en Europe. L’organisation qu’il dirige mobilise un écosystème de plus de 300 partenaires répartis dans 18 pays européens afin d’encourager la création d’entreprises et renforcer la capacité d’innovation technologique. Pour lui, la 5G est un passage obligé que l’Europe doit avant tout réguler pour éviter l’emprise d’acteurs technologiques puissants.
Alliancy. Est-ce juste de qualifier votre organisation de « MIT européen » ?
Willem Jonker. L’EIT Digital a été conçu avec comme ambition de devenir un vecteur d’innovation technologique à travers l’Europe, au même titre que le MIT aux Etats-Unis. Le parallèle peut bien sûr être fait mais notre façon de fonctionner est complètement différente. N’étant pas basés dans une seule ville, nous avons plus une approche « réseau ». Nous aidons notre écosystème déjà existant en injectant du savoir et en connectant des acteurs avec les meilleures pratiques. Tous ces efforts ont permis au système d’innovation européen de passer à la vitesse supérieure.
Pensez-vous que la 5G est l’opportunité pour l’Europe de gagner plus de souveraineté numérique ?
Willem Jonker. La 5G va accélérer le développement numérique et l’Europe doit répondre présent. Mais la technologie n’est pas décisive en termes de souveraineté. La question est plutôt de savoir comment allons-nous utiliser la technologie et la réguler. Bien sûr, l’Europe doit investir dans la 5G si elle veut rester compétitive à l’échelle mondiale et s’assurer que ses infrastructures soient à jour. Néanmoins, la manière dont la 5G sera déployée déterminera dans quelle mesure nous serons souverains dans nos prises de décision. Nous devons être capables de décider l’usage que nous en ferons au sein de nos réseaux et définir les scénarios d’applications que nous voulons promouvoir.
Avez-vous le sentiment que l’Union Européenne dispose d’un cadre réglementaire suffisant pour soutenir sa volonté de souveraineté ?
Willem Jonker. Nous avons du travail à faire sur ce sujet ! Il y a néanmoins une grande prise de conscience sur les défis liés au déploiement de ce type de technologies, au-delà des bénéfices que nous pouvons en tirer.
Ces défis sont liés à la domination de certaines plateformes et tout ce que cela implique en termes de vie privée. La question de la régulation est primordiale : Comment est-ce régulé ? Qui détient les données ? Qui y a accès ? L’Europe réalise l’importance de forger sa propre position sur le sujet. Entre les grandes puissances technologiques que sont les Etats-Unis et la Chine, l’Europe est en train de chercher sa place et elle s’améliore de plus en plus pour y parvenir.
Tout a commencé avec le RGPD grâce auquel nous avons mis au clair que les valeurs européennes doivent être respectées en matière de vie privée. Nous réalisons que ces règles marchent et peuvent même être répliquées, notamment dans le cadre du déploiement de la 5G. Pour cela, il faut inviter à table les industries européennes et contribuer à renforcer leur empreinte dans le monde numérique.
Pour autant, la fragmentation reste présente en Europe, la logique du « winner takes it all » prime. Ce n’est pas le but recherché et nous ne voulons pas de bureaucraties. Nous souhaitons une concurrence libre et équitable, un respect des valeurs du consommateur et un choix dans l’offre. Actuellement, il est certain que ce choix-là n’est pas présent. Si vous prenez le cas des réseaux sociaux ou du marché des téléphones portables, il y a très peu de choix. Et, dans les deux cas, il n’y a pas de choix européen possible.
Le problème est que, dans certains domaines, nous manquons de fabricants, de plateformes, d’offres européennes… Nous ne disposons pas d’acteurs clés dans le monde numérique susceptibles de rivaliser. Donc, la politique que nous menons sert à rééquilibrer la balance, stimuler l’innovation en Europe et faire en sorte d’avoir le choix sur notre continent, quand il s’agit de produits numériques sécurisés.
Alliancy. L’Europe est-elle autonome sur la 5G ? Peut-elle avoir le contrôle sur les équipements déployés et les investissements mis en œuvre ?
Willem Jonker. L’innovation est une activité qui implique de nombreuses parties prenantes. Nous avons besoin de l’aide des gouvernements, des investisseurs publics et privés, et nous avons besoin de la technologie, de la régulation, du cadre réglementaire et des talents. L’innovation est un jeu complexe et l’enjeu est d’identifier les parties du jeu que nous savons bien prendre en main.
Comme je le disais, nous avons en Europe une certaine fragmentation, les pays prennent parfois des décisions contraires et ne sont pas tout le temps alignés. Quand il s’agit d’investissements, les pouvoirs de négociation sont souvent limités. Nous devons trouver un compromis et faire émerger de nouveaux acteurs opérant sur la couche applicative de la 5G.
Nous avons évidemment déjà des entreprises de logiciels en Europe, mais les grandes plateformes n’en font pas partie. Donc si nous avons le projet de développer nos propres plateformes, il faut investir. C’est un peu ce qu’illustre le projet Gaia-X pour ériger une alternative européenne à l’hébergement des données.
Ensuite arrive la question : qui dirige ? Est-ce que le gouvernement doit s’en occuper ? L’industrie ? Un partenariat public-privé ? Pour Gaia-X la dernière solution a été choisie. Il a été initié par l’Allemagne et rejoint par la France pour soutenir une approche commune en matière de cloud européen. Les industries ont ensuite rejoint le projet et l’objectif est de réunir le plus de pays européens.
Dans ce projet, les trajectoires possibles sont dominées par les gouvernements : les licences liées au développement de la 5G peuvent être exploitées par d’autres acteurs privés, mais à la fin, c’est bien le pouvoir politique qui régule. Pour garantir l’utilisation équitable de ces plateformes et éviter les effets de domination, nous ne devons pas les laisser hors de contrôle.
Pour les antennes 5G, nous n’avons pas le contrôle total sur l’équipement nécessaire, ni sur les matériaux… Est-ce que cela doit nous inquiéter ?
Willem Jonker. Construire un système entièrement à partir de composants européens n’est pas un projet réaliste. L’économie est globalisée, les matériaux sont produits à travers le monde et suivent des chaînes logistiques qui traversent toutes les frontières. Même si à la fin de sa conception, un Iphone est américain, une bonne partie de ses composants sont fabriqués en dehors des Etats-Unis. C’est la réalité et le contrôle des matériaux n’est pas pour moi l’essence de ce que nous devons entreprendre. L’essence reste bien plus la régulation et la sécurité des systèmes.
Et concernant la sécurité, nous entendons chaque jour parler de failles et de la nécessité de superviser tous les trafics. Mais encore une fois je ne pense pas que cela doit être l’objectif premier. Bien sûr nous devons nous assurer que notre cybersécurité soit robuste, avec les outils de monitoring adéquats. Et évidemment que c’est mieux d’avoir une vision globale et transparence du système que nous souhaitons protéger, mais c’est idéaliste de penser que nous pourrons surveiller chaque composant individuel de cette infrastructure complexe. Vous pouvez prendre toutes les mesures préventives possibles mais il n’existe pas de sécurité à 100 %.
Mieux vaut se concentrer sur les comportements et veiller à ce qu’un système ne fasse pas l’objet d’utilisations malveillantes. Au lieu de s’intéresser uniquement à ce qui se passe à l’intérieur de cette boîte, le plus important reste de surveiller les données qui en sortent. Imaginons par exemple que vous avez le contrôle total sur la production, sur les composants qui font fonctionner votre système… Je ne pense pas que c’est une approche réaliste ou suffisante pour assurer sa sécurité. Il faut toute une panoplie de mesures annexes pour protéger son système dans son ensemble comme avoir des systèmes de sauvegarde ou bien encore prévoir d’isoler rapidement ses systèmes du réseau en cas d’infection.
Est-il pertinent de dire que la 5G va bénéficier au grand public ? N’est-ce pas une transformation avec des avantages plus industriels ?
Willem Jonker. La 5G bénéficiera aux deux ! Même s’il y a nettement plus d’avantages en ce qui concerne l’internet des objets (IoT) car il y a plus de bande passante et un temps de latence très faible par rapport à la 4G. Cela permettra de développer de nombreuses solutions notamment pour les voitures autonomes. Je n’ai d’ailleurs pas choisi cet exemple par hasard car ici la 5G bénéficiera directement au grand public d’une part, en réduisant drastiquement les accidents de la route, mais aussi aux industriels d’autre part, en termes de maintenance prédictive.
À quel point est-ce essentiel pour l’Europe d’avoir le contrôle sur l’infrastructure déployée dans le cadre de la 5G ?
Willem Jonker. Dans le marché de la donnée, de grandes plateformes et puissances technologiques se sont installées durablement. Dans le monde de l’industrie, la place de ces acteurs de la donnée est un peu moins marquée. À part quelques acteurs sur la partie software qui émergent, il n’y a pas vraiment de leaders mondiaux.
L’Europe doit prendre position sur la 5G pour éviter la domination de grands acteurs technologiques. Nous devons aussi nous pencher sur la question de la standardisation car les grandes industries ont instauré au fur et à mesure leur propre standard de fait. Il laisse beaucoup moins de place que le standard européen à la liberté d’implémentation. C’est crucial d’amener cette démarche dans le déploiement de la 5G.
C’est une évolution naturelle de la technologie, qui devient aujourd’hui plus rapide comparé à 30 ans en arrière. Nous analysons toujours plus de données et les technologies de communication sont toujours plus performantes pour nous le permettre. Nous avons vécu la 3G, la 4G, aujourd’hui la 5G et demain sûrement la 6G… cette évolution est déjà en train de se passer et elle n’est sûrement pas prête de se terminer.
L’enjeu pour l’Europe est de s’assurer que ces évolutions techniques soient utilisées au bénéfice de la société. De mon point de vue, ce n’est pas une question de savoir si nous devons passer à la 5G ou non et je ne pense pas que cela soit dans l’intérêt de l’Europe de faire marche arrière alors que le reste du monde va emprunter cette voie.